Splitscreen-review Image de Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki

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Mondes Flottants : l’estampe japonaise et Hayao Miyazaki

Publié par - 27 novembre 2017

Catégorie(s): Cinéma

A l'évocation de cet intitulé, Mondes flottants, inévitablement, l’amateur d’art songe à une forme d’expression venue d’ailleurs, en l’occurrence du Japon. Plus précisément, il pense à une émergence artistique qui éclot dans un climat d'austérité fiscale et sociale, l’Ukiyo-e, l’estampe japonaise. En ce temps-là, les arts japonais, par décision souveraine, sont destinés aux classes supérieures de la société et presque interdits aux classes populaires qui n’ont pas à se divertir mais à travailler pour satisfaire aux besoins du Shogun.

Splitscreen-review Mondes Flottants Ukiyo-e
Hishikawa Moronobu : Estampe d'une série de 12, de style abuna-e. Autour de 1680.

L’estampe japonaise aura pour finalité, en dépit de ce qui est prôné par le pouvoir, de peindre la vie quotidienne au Japon. Puis, pour diversifier ses sujets, des représentations de scènes du théâtre kabuki, de prostituées et de paysages voient le jour. Elles ont pour but premier d’inviter l’esprit de celui qui les contemple à imaginer des scènes plus vastes qui excèdent les limites de l’image simple qui les fait naitre. Ces peintures entraînent la création de l'impression de masse des gravures sur bois qui vont s’inscrire dans la durée de l’histoire car elles révolutionnent l’art visuel japonais d’une part mais aussi parce qu’elles sont le témoignage de la mutation du Japon. L’Ukiyo-e, peinture assez étonnante, avait pour mission de satisfaire les plaisirs visuels des classes prolétariennes et devient du fait de ses conditions d’existence et d’émergence, un acte de résistance politique.

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Moronobu. Livre illustré de motifs pour vêtements (hinagata bon), ici kosode (ancêtre du kimono). 1683.

Le terme signifie littéralement « image du monde flottant et éphémère ». Dès son nom, on trouve déjà en soi trace d’une critique politique et sociale puisque l’intitulé dérive de la conception bouddhique du caractère vain et illusoire de l’existence terrestre. Mais ce courant pictural marque aussi une rupture radicale et profonde dans la société japonaise : par les sujets de l’Ukiyo-e (théâtre, prostituées, puis paysages), l’estampe devient une injonction à profiter des moments de la vie qui est, par définition, fugitive et périssable.

A la fin du XVIII e siècle, à l’apogée de l’Ukiyo-e, la femme était son sujet principal de l’estampe. Le paysage servait avant tout de décor au personnage et relevait de l’anecdotique. Il n'avait pour fonction que d'apporter crédibilité au contenu de la représentation. Vers 1830, le paysage va s’affranchir de ce rôle secondaire et accessoire pour devenir le sujet réel de l’image. Cette évolution de l’estampe japonaise est surtout due à deux maitres : Hokusai et Hiroshige. Chez eux, ce sont les figures qui viennent se subordonner aux vues paysagères afin de composer un tout indivisible qui, par adjonction de l’animal au végétal et au minéral, a pour fonction d’incarner les singularités culturelles japonaises.

Ce qui est surprenant à propos de ces deux artistes, c’est qu’ils contredisent le sens même du terme Ukiyo-e. Car si on prend l'exemple d’Hiroshige, son apport à la transformation du regard des Japonais sur les choses et le monde est plus que conséquent et durable dans la mesure où il est fréquent de trouver trace de son influence sur la cinématographie de son pays. Ce qui est d’abord frappant dans le cas d’Hiroshige, et qui dresse passerelle évidente avec le film japonais tel que nous l’entendons aujourd’hui, c’est la subjectivité assumée de sa vision sur la peinture de la réalité nippone. Le choix de ses sujets participe d’une rupture qui a pour objet le contenu de la représentation bien sûr mais on trouve surtout trace de la subjectivité des estampes d'Hiroshige dans les points de vue plébiscités par le peintre. Ses cadrages sont totalement inhabituels, pour cette époque, et intensifient la modernité latente de son travail.

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Hiroshige. Yoshiwara : le fameux point de vue avec le Mont Fuji sur la gauche. De la série des 53 étapes de la route de Tokaido. 1847-52.

Par le choix d'un regard inédit sur les choses, il expose le spectateur à une image nouvelle de la vie japonaise. Ces options de cadrage anticipent ainsi sur quelques principes cinématographiques qui verront le jour bien plus tard. Nous trouvons ici intention convergente entre le travail d'Hiroshige et le cinéma japonais des années 1930 : tous deux sont habités par la volonté de questionner le regard de la population. Les desseins seront identiques dès lors que des cinéastes décideront de ne plus se limiter à une représentation théâtrale du monde et souhaiterons intégrer des mouvements d’appareil et découper l’action selon des singularités propres au langage filmique et pas seulement à la culture des arts représentatifs japonais.

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Hiroshige. Pièce de théâtre acte II : La pièce de la loyauté. Vers 1835/36.

Dans cette représentation par exemple, Hiroshige établit, pour son temps, une composition des plus remarquables et complexes. Comme son nom l’indique, l’estampe est la restitution d’un instant théâtral particulier, un moment situé dans l'acte II de La pièce de la Loyauté. On distingue dans un premier temps un enchevêtrement de cadres à l’intérieur des limites de la peinture. A travers ce conglomérat de quadrilatères, Hiroshige ambitionne de retranscrire à la fois la réalité de la pièce (durée, sujet, adaptation, interprétation) mais aussi l’impact de ce réel sur le spectateur à ce moment précis de la pièce. Ici, par l’intermédiaire de l’estampe, se disent le concret (sujet), l’affect (thématique) mais aussi la portée intellectuelle de la pièce (réflexion et émotion suscitées). C’est-à-dire que dans sa conception, elle œuvre à ce que le spectateur élabore une histoire qui prend en compte ce qui est visible dans les différents cadres qui composent l’estampe et ce qui est formellement suggéré par le rapport entre ces différents cadres. Ainsi, par effort d’assemblage, cette figuration met en évidence la mise en scène du regard du spectateur.

Nous trouverons trace, bien des années plus tard, chez Miyazaki de pareilles mises en relation d’espaces a priori distincts et indépendants les uns des autres. L’un des exemples les plus évidents se manifeste dans une scène de Mon voisin Totoro et plus particulièrement dans la scène qui prépare à la découverte de Totoro par la petite fille prénommée Mei. Les enjeux de ce passage du film coïncident avec des intentions de travail voisines de celles d’Hiroshige. Il s’agit de nous faire quitter progressivement et insensiblement le réel pour atteindre un espace qui relève du surnaturel ou de l’intellect sans pour autant marquer d’une anormalité suspecte la transition vers cet espace. Pour cela, Miyazaki installe une tension liée à une forme de mystère, celui du regard, tout en banalisant sa présence.

Splitscreen-review Image de Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki

Le début de la révélation prend sa source dans le bureau du père, dans la chambre claire qui deviendra chambre obscure. La mise en scène est ici intégralement au service du dévoilement de l'existence naturelle d’un univers merveilleux qui cohabiterait avec une réalité filmique proche de la nôtre (même s'il s'agit ici d'un film d'animation). La scène nous permet de glisser lentement mais surement d'une approche réaliste du monde, celle d'un adulte qui travaille, à une approche "fabuleuse" de celui-ci grâce au pouvoir d'émerveillement propre à l'enfance. Mei prend en charge la responsabilité narrative du film, elle devient le guide du spectateur dans sa découverte du monde ; celle par qui nous arrive le film et celle pour qui le film arrive. Nous avons débuté la séquence sur une aventure visuelle qui part de la peinture traditionnelle comme décrit à propos de l’estampe japonaise (cadrage qui réunit différents niveaux de narration) pour arriver ensuite à une aventure du regard (les choses sont ce qu'elles sont mais aussi ce qu'elles figurent), qui est la nature même du cinéma.

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Mei découvre un seau percé à travers lequel elle regarde le paysage. Celui-ci définit alors un cadre qui fragmente, limite et dirige sa vision du monde. L’image est métaphore du cinéma et ses origines. L’objet rudimentaire évoque des objectifs ouverts et mal définis par lequel le regard des hommes réussit à atteindre ce qui physiquement semblait inaccessible : lunettes astronomiques et autres outils optiques. Ensuite Mei passe par une étape importante de l'éducation, celle qui veut que la compréhension du monde passe par la perception de la conception (la sienne comme celle du monde). Les origines du monde et ce qui l’anime se matérialiseront par la découverte de têtards dans l’eau (l’origine de la vie = eau ; têtard = vie à son début) ; ce moment du film retranscrit un commencement, qui découle d'une transformation. Mais, en toute logique, ce qui mute est source d’abstraction. L’inconnu qui finira par s'incarner, au bout de la séquence, par Totoro.

Mei tend la main vers l’eau. Le geste, a priori banal, apparait pour rompre la rythmique de défilement des images. Il y a une attention particulière portée à l’attitude de Mei. Nous ne sommes pas loin dans l’intention d’un arrêt sur image. Il y aura un avant, et un après. L’eau est un miroir et, par effet de projection, le reflet de Mei dans l’eau devient assemblée de têtards. La petite fille adopte une position de batracien. Elle a touché l’eau, sa main passe à travers le miroir. La petite fille matérialise ainsi de manière inconsciente qui elle est, d’où elle vient et où elle va. La métamorphose est enclenchée et Mei ne sera plus jamais la même.

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À l’étape suivante, nous retrouvons Mei qui voit de curieux êtres animés autour d’elle. Des êtres capables d’apparaitre et de disparaitre, des fantômes ? Elle en suit un qui se réfugie dans la cave. Mei regarde à l’intérieur de celle-ci grâce à un soupirail qui affiche une forme qui n’est pas sans évoquer un écran et par extension, le cadre même du film. Miyazaki procède ici d’une association antonymique du voir et du non voir qui souligne, par l’attention prononcée de la fillette, son désir d’accéder à la connaissance. La pulsion de voir, instaurée par la fenêtre du bureau puis, par le trou dans le seau, est cinématographique par essence et ce soupirail n’est que le prolongement du désir de connaissance incarné par le cinéma.

L’expérience du monde que fait la fillette en épousant une trajectoire initiatique universelle est conjointe à celle de la découverte du voir et son mystère qui passe par un apprentissage cinématographique. Il ne restera plus à Mei qu'à devenir définitivement Alice et, dans un acte carrollien, de franchir le seuil de l’ailleurs pour que la métamorphose soit complète. Mei traversera l’écran pour aller voir ce qui se dissimule derrière. C’est ce qu'il advient de tout spectateur désireux de comprendre le film au-delà de sa construction scénaristique. Il convient donc de suivre la petite fille dans sa déambulation physique et psychique et de basculer de l’autre côté de la frontière qui sépare le réel et le merveilleux. Pour flotter entre les nappes de l'imaginaire, comme le spectateur le faisait en contemplant les estampes d’Hiroshige.

 

 

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