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Limbo : l'enfer des contraires

Publié par - 15 mars 2018

Catégorie(s): Jeux vidéo

Pour certains, les jeux vidéo et le cinéma suivent une évolution similaire. D’abord obscurs divertissements inconsidérés, réservés à une minorité, les deux ont évolué au fil des années. Le cinéma est devenu une forme d’art reconnue par tous. Par contre, la question fait toujours débat pour le média vidéoludique même s'il tend à satisfaire de plus en plus de monde. Autre point commun, les deux formes d’expression sont soumises aux lois industrielles et, donc, subissent une évolution tendant vers le “Toujours plus”. Plus d’effets spéciaux, plus de répliques, plus de réalisme, plus de couleurs et d’explosions… Mais, dans le cinéma comme dans le jeu vidéo, il arrive parfois que quelqu’un propose une œuvre qui défie les tendances commerciales de son époque. Si cela est une évidence pour ce qui est du cinéma, c’est beaucoup moins flagrant pour le jeu vidéo. Et pourtant en 2010, au milieu des paysages ensoleillés de Red Dead Redemption, des couleurs électriques de Mass Effect 2 et des flammes vives de Call of Duty : Black Ops, le studio Playdead a pris le risque d’offrir un jeu qui explorait les noirceurs de l'âme : Limbo. À mille lieux des aventures pleines de rebondissements, des mondes gigantesques et des gameplay complexes, Limbo joue la carte du minimalisme. Seuls le noir, le blanc et le gris dominent cet univers. La musique, elle-même lancinante et mélancolique, n’est présente qu’avec parcimonie, laissant une place prépondérante au silence et à quelques bruitages agressifs et explicites. Il ne semble jamais y avoir de vraies nuances dans Limbo. Ce qui a pour effet d’exacerber la violence produite par les différences entre les éléments qui composent son univers.

L'environnement n’est que ténèbres. Il se déploie sur un fond blanc et flou comme éclairé par une lumière qui n’existe pas ou qui se refuse à pénétrer ce monde. Seuls les yeux du personnage principal semblent être source d’une certaine lueur. Dans les premiers instants, le joueur découvre un enfant plongé dans une nature inhospitalière, démesurée, aux arbres épais et aux branches pointues. Le danger est là, tapi dans l’environnement proche qui semble se perpétuer à l’infini. La vastitude des décors pourrait convoquer une note d’espoir mais même l’espace, dans sa grandeur, ajoute à l’étrange et à l’inquiétant. C’est parce que notre avatar est l’exact inverse du paysage : il est petit, maigre et semble inadapté au monde qui l'enveloppe. De cette rencontre des contraires, un malaise naît. Le personnage est perdu, en danger et seul. Et ce sentiment perdure tout du long malgré le changement de décors imputé par la résolution des « énigmes ». Le petit garçon est prisonnier d’un monde qui ressemble à une vision des enfers.

Dans Limbo, il n’y a pas moyen de souffler. Où que l’on soit : la forêt est oppressante et la ville est étouffante de par ses couloirs exigus. La nature est hostile. Pire, elle est hantée par la volonté, au regard des seuls mouvements de l’araignée géante, de tuer l’enfant. Le monde urbain est empli de pièges mécaniques aux bruits stridents. Le passage entre ces deux environnements est lui aussi représentatif d’une forme d’agressivité. Aucune aide à espérer, nulle part. Les seuls autres humains présents, sans yeux, fuient le personnage comme la peste.

On peut se demander de quel enfer on parle. La réponse est peut-être à trouver dans les références artistiques de ce jeu, à commencer par les « films noirs » ou encore l'Expressionnisme allemand et ses origines esthétiques. Tout comme dans ce mouvement artistique germanique, le décor de Limbo semble tordu, déformé. Surtout les environnements urbains. On pense à la filmographie de Lang et Murnau. Les « films noirs », eux, racontaient la plongée de personnages torturés dans le côté obscur du monde. Ils décrivaient des univers où les âmes en peine étaient condamnées à errer dans le brouillard et la fumée. Dans ces films américains, la lumière est souvent utilisée pour révéler la complexité du monde et les atrocités qui s'y déroulent. Les deux styles se rejoignent donc par une envie de représenter les tourments de leurs personnages, de faire de l’environnement un paysage de l’âme, une prison et donc un enfer. Limbo, c'est tout ça.

Mais on peut aussi chercher du côté de la mythologie. Dans Limbo, si le joueur s’arrête d’avancer, il confronte son esprit aux paysages angoissants qu’il traverse. Un désir de fuite naît dans son esprit. Rarement joueur fut aussi pressé d’en finir. L’univers est la principale motivation pour survivre à cet enfer. L’effort et la réflexion sont une forme d’échappatoire à ce monde dont on ignore si une issue existe bel et bien. Serait-on partiellement dans le mythe de Sisyphe ? Forcé d’avancer, de répéter les mêmes attitudes pour tenter d’oublier où l’on est à force de concentration sur ce qu’il nous appartient de faire ?

Ainsi, bien qu’encore ouvert à d'autres lectures, Limbo semble jouer des contradictions humaines qui donnent naissance à l’angoisse et l’enfermement. Et si les yeux sont les fenêtres de l’âme, alors le seul à en avoir une dans ce monde est le petit garçon que suit le joueur. Si l’univers du jeu est un paysage de l’âme et que cet enfant est le seul à en posséder une, alors Limbo nous plonge dans son enfer personnel. Tout élément visuel n’est qu'un symbole qui invite à chacun à une interprétation. L’atmosphère du jeu, savamment réfléchie, crée un lien entre le joueur et le personnage par un jeu de projections affectives et émotionnelles qui n’est pas sans rappeler certains principes filmiques. Avec Limbo, le joueur peut ainsi visualiser ce qu’est l’enfer véritable : la solitude, le malaise et la peur permanente. Choses qui ne sont que le produit de ce qu'il est.

Crédit image : © 2021 Playdead. All rights reserved.

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