Splitscreen-review Image de Tesnota de Kantemir Balagov

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Tesnota - Une vie à l'étroit

Publié par - 16 mars 2018

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Tesnota peut se traduire par exiguïté, promiscuité ou étroitesse.

Le film se déroule en 1998 à Nachlik, capitale de la République de Kabardino-Balkarie, dans le nord du Caucase, en Russie. Ilana, 24 ans, subit comme un emprisonnement les valeurs traditionnelles et communautaires que lui impose sa famille juive. Ils vivent dans une région partagée par des peuples très différents : les Kabardes, les Balkars et les Russes. Cette zone reste instable suite à la guerre de Tchétchénie et la petite communauté juive vit repliée sur elle-même dans une atmosphère qui lui est hostile. Alors que le frère de Ilana et sa fiancée sont kidnappés par des terroristes et qu'une demande de rançon oblige sa famille à solliciter l'aide de leur clan, elle s'aperçoit vite que leur détresse ne suffira pas à provoquer la solidarité attendue. Cela exacerbe son sentiment d'injustice et son besoin d'émancipation.

 

Tesnota, Une vie à l'étroit a été notamment révélé au festival de Cannes en 2017 où il était présenté dans la sélection Un Certain Regard et où il a obtenu le prix de la critique internationale. Il a rencontré un engouement assez unanime depuis. Le film a été réellement porté par son réalisateur Kantemir Balagov, qui a su l'accompagner par des mots justes et une grande humilité lors des nombreuses interviews accordées depuis.

Le jeune metteur en scène de 26 ans sort du département d'études cinématographiques de l'Université de Nalchik (sa ville natale) dirigé par le réalisateur Alexandre Sokourov. Lorsqu'il est questionné sur ses intentions, il évoque, entre autres, sa volonté première de montrer cette région spécifique au cinéma et d'imbriquer, dans un récit à plusieurs échelles, des prétentions à l'indépendance : peuples au sein de la Russie, individus dans une famille qui mime par certains aspects une cellule étatique.

 

Tesnota est une réussite formelle dans sa faculté de construire sur toute sa longueur des cadres qui façonnent le film bien au-delà du fait divers qui y est raconté. La Russie montrée ici n'est pas étrangère au cinéma contemporain de ce pays immense et claustrophobe à la fois. Le format 1,37:1 oppresse par son constant remplissage et exaltera le spectateur par la circulation incessante des corps et des objets qui en produisent toute l'énergie. À commencer par la présence de l'actrice, Darya Zhovnar, dont c'est le premier film et que l'on pourrait aisément comparer à Vimala Pons dans sa fougue. Les plans-séquences couvrent des espaces qui semblent trop étroits pour laisser passer la caméra mais celle-ci arrive pourtant toujours à trouver son chemin alors que les composants du cadre se meuvent également. Il y a une vraie volonté assumée d'intégrer comme un élément du film à part entière l'appareil qui film l'action sur un mode presque documentaire. Alors que le cadre forme un chaos apparent, que la trajectoire de l'image est toujours menacée d’obstacles, il existe un fragile équilibre et toujours une voie qui forme un courant non fluide mais inexorable, organique et non machinique. Le plan ne se constitue pas autour ou à l'intérieur du cadre mais avec la caméra et ses mouvements. L'image qui en résulte, souvent des plans-séquences, est complexe, non pas formée par une chaîne d'actions-réactions (comme les plans-séquences d'Au revoir là-haut pour citer un film récent) mais, au contraire, par un tournoiement de tous les éléments qui la composent, imbriqués les uns dans les autres et mis en commun pour le meilleur et pour le pire. L’enjeu du film est d'exposer l'état d'agencement mortifère de ces éléments et les nécessités de réagencement pour toute possibilité d'émancipation.

Cette exiguïté soulignée par le remplissage du cadre et la mise en scène, ainsi que ce refus de la linéarité des trajectoires et des résolutions, évoque tout un imaginaire cinématographique russe et d'Europe de l'Est. Le premier de ces échos, de part sa place dans le projet et dans la formation du réalisateur, vient notamment de Sokurov et de L'Arche russe par exemple, même si Balagov a su s'éloigner des thèmes et de la méthode de son maître. Alexei Guerman également offrait cette forme d'énergie chaotique apportée par la promiscuité et la circulation frénétique des acteurs, que ce soit dans son dernier long métrage Il est difficile d'être un Dieu ou, dans son précédent, Khroustaliov, ma voiture ! Dans un tout autre contexte géographique, historique et cinématographique, on pourra aussi se souvenir de Underground d'Emir Kusturica dont l'emblématique cave abrite tout un pan de l'Histoire de l'Europe.

Tesnota est bien moins effréné et l'énergie de Darya Zhovnar (Ilana) est largement contrebalancée par la pesanteur et l'inertie de tous les autres personnages et des espaces. Cependant il existe un point de jonction évident dans l'intention de résolution commune et non individuelle. Tous les éléments de départ sont essentiels à l'énergie de chaque plan, du film, de la famille, de la communauté, du pays. De plus, la solution envisagée à l'enfermement ressenti ne passe jamais par un épurement de l'espace mais toujours, au contraire, par le réagencement chaotique des éléments entre eux pour former de nouveaux réseaux et provoquer un assainissement des rapports de chaque cellule entre elles quand cela est encore possible.

 

Une machine cinéma qui fonctionne par unisson et non pas par réactions en chaîne et qui développe l'empathie devant toute forme de psychologie individualiste : cette comparaison que proposait Eisenstein dans les années 40 entre le cinéma soviétique et occidental, teintée d'une propagande de vigueur, n'est plus d'actualité tant les images cinématographiques circulent aujourd'hui et se nourrissent à l'échelle mondiale au-delà d'idéologies univoques. Dans une moindre mesure, il serait pourtant possible de réactualiser ce parallèle en exposant ici la différence fondamentale qui existe entre le film de Kantemir Balagov et Mommy de Xavier Dolan. Ce dernier partage avec Tesnota, en apparence du moins, des similitudes thématiques assez fortes. Le film de Dolan s'ouvrait lui aussi sur un cadre radicalement fermé autour de son personnage principal en manque de liberté, au format 1:1. Mais lui passait, lors de son émancipation temporaire, à toute la largeur du 1,85:1 et nous offrait une immense respiration. Les couleurs et le cadre étaient autant de manifestations psychologiques. Ce n'est pas vraiment le cas de Tesnota. L'enjeu du cinéma de Dolan depuis J'ai tué ma mère est intérieur à ses personnages. D'où l'importance qu'il donne à l'émancipation des individualités dans la société. Celui de Balagov est un partage de l'espace à la fois politique, social et culturel. Il n'est seulement psychologique, indirectement, que dans ses symptômes. Aucun des deux cinéastes ne prétend d'ailleurs à une résolution définitive : les deux films de ces réalisateurs, quasiment du même âge, finissent sur une note pessimiste à la fois pour la société (impossibilité du vivre ensemble) et au niveau de l'émancipation individuelle des personnages qui terminent enfermés tous les deux.

 

Le point d'orgue de cette différence, du refus par Balagov d'aération du cadre ou de l'utilisation des couleurs comme forme de résolution psychologique réside dans une séquence pivot : la diffusion par l'intermédiaire d'une VHS d'images d'archives extrêmement violentes, l'exécution par décapitation de soldats russes par des forces tchétchènes. Le plus petit des cadres du film, celui de la télévision, montre alors l'insupportable réalité mortifère des rapports entre ces peuples. Le réalisateur, qui explique avoir vu lui-même ces images jeune et en avoir été bouleversé, choisit de protéger le spectateur par la très faible résolution de l'image télévisuelle filmée par la caméra. Mais la cruauté du moment passe par le son, les supplications des soldats, et la séquence reste de l'ordre de l'insupportable, parce que de l'ordre de l'impensable.

Le plus petit des cadres, donc, montre les plus violents symptômes de la privation de libertés par ces images chocs et l'impossibilité de conciliation du territoire ou de toute forme de vivre ensemble. Chez les personnages du film, la scène provoque immédiatement un dangereux débat où la colère cherche à prendre le dessus sur le patriotisme. C'est à ce moment-là que cette énergie circulante et la volonté de réagencement constante du cadre se font ressentir dans le désordre et la rancœur que provoquent ces images chez ces jeunes.

 

L’émancipation, si elle est encore possible, ne peut passer par la sélection de ce qui peut rester ou non dans le cadre. Tous sont attachés ensemble par un carcan : idéologique, social, traditionnel, géographique ou familial. Ce n'est que par la communication ou le partage sans omission, nécessairement chaotique, emporté, révolutionnaire, entre toutes ces échelles de valeurs, que l'équilibre peut être retrouvé. La résolution est plus complexe que chez Dolan parce que l’énergie doit rester la même qu'au départ et doit apprendre à circuler. Enfin, l'incomparable conclusion de la recherche de liberté de Tesnota n'en est pas une, la démarche étant de l'ordre de la recherche plutôt que de la réponse.

Kantemir Balagov signe donc avec Tesnota, Une vie à l'étroit, un premier film remarqué, qui donnera suite, il faut l'espérer, à d'autres projets à suivre avec attention.

Crédit photographique : Copyright ARP Sélection

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