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Foxtrot

Publié par - 1 mai 2018

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Le Foxtrot se danse en couple. Chacun des partenaires pose sa main sur l’épaule de l’autre et l’entraîne inlassablement dans une ronde qui revient systématiquement à son point de départ. L’éternel recommencement de cette chorégraphie érode doucement la sensualité qui émane des corps en mouvement. Dans son dernier film, Samuel Maoz use de cette métaphore pour dresser un portrait de la société israélienne dont la politique accable la population de génération en génération.

Foxtrot est divisé en 3 actes. Chacun d’eux adopte le point de vue d’un des membres de la famille Feldman et permet d’en sonder les états d’âmes au fil de la dramaturgie. Le premier acte est consacré au père, le suivant au fils et, enfin, le dernier à la mère. Cette structure théâtrale convoque la tragédie grecque et entre en résonance avec le destin funeste du fils aîné, Yonatan, prétendument tombé au combat alors qu’il effectuait son service militaire sur un poste frontière. Cet élément narratif est introduit dès la première scène du film. L’annonce de la disparition du fils provoque par la même occasion l’intrusion des jeunes soldats et, par extension, de l’armée au sein de l’appartement familial. Rodé à l’exercice du huis clos avec son précédent film, Lebanon, Maoz agrandit ici l’espace scénique pour ses personnages tout en conservant le principe de cloisonnement mental.

Le magnifique appartement dans lequel évolue le père de famille, Michael, architecte accompli, surplombe la ville. Son esthétique épurée et sa grande modernité traduisent autant la nécessité de s’abstraire du monde que la volonté de recouvrir les stigmates du passé. Les incessants va-et-vient des proches et de tiers au sein de l’habitation perturbent l’harmonie sonore et visuelle que l’architecte entretien avec sa création et malmènent son équilibre psychique. Un jeu de communications géométriques qui n’est pas s’en rappeler le travail de Kubrick dans la fameuse scène de « la batte » de Shining lorsque Wendy, en venant  rompre la symétrie du cadre, prendra enfin conscience de la folie de Jack.

Chez Maoz, c’est l’environnement sonore qui va lentement faire craquer le vernis qui recouvre le secret de Michael. Le violent grésillement qui émane de la sonnerie filmée en gros plan, le lourd claquement de la porte en verre contre laquelle glissent les griffes du chien sont autant de sollicitations auditives qui agressent l’espace mental délimité par les murs de l’appartement et éprouvent les sens du spectateur. Pourtant Michael se tait, résiste. Il ira jusqu’à se mutiler pour ne pas avoir à exprimer sa douleur et continuera d’enfouir son traumatisme d’enfance. La délivrance interviendra plus tard dans le récit. Et elle prendra corps dans un rare moment de poésie cinématographique lorsqu’il contemplera par le large œil de bœuf de son appartement les magnifiques mouvements silencieux de murmuration d’oiseaux.

La douloureuse et incroyable résilience de Michael prend un tout autre écho lorsqu’on la rattache à l’histoire de Samuel Maoz. Il fait partie de cette génération d’enfants israéliens descendants des rescapés et/ou victimes de la Shoah. Sa mère a survécu au camp. Celle de Michael également. Leur courte entrevue permettra de révéler sa maladie d’Alzheimer et de rediriger le curseur sur l’incommunicabilité. De fait, la souffrance des nouvelles générations, peu importe leur nature, n’a aucune place pour s’exprimer au regard de ceux qui ont vu le pire. Au contraire, il leur incombe de se montrer forts et inébranlables, d’être prêts à donner corps et âme pour leur patrie. Une aubaine pour le gouvernement qui entame un processus de formation idéologique et propulse sur le champ de bataille une génération de jeunes soldats dont les aspirations sont complètement en décalage avec ce modèle.

L’improbable scène de danse qui ouvre le deuxième acte, utilisée comme teaser et affiche pour la promotion,  synthétise brillamment ce constat et teinte soudainement le film d’une dimension surréaliste. Alors que le garde-barrière vient machinalement d’ouvrir le passage à un dromadaire, le soldat qui est posté sur la ligne de démarcation entame un pas de danse sur un air frénétique de Ragtime. Son fusil mitrailleur devient le temps de la chorégraphie un substitut de séduction. La joie et l’énergie qui se dégagent du danseur révèlent un peu plus le décalage qui existe entre la fonction de soldat qui lui est imposée par le gouvernement et sa nature profonde d’artiste. À ce discours s’ajoute le talent du metteur en scène dans l’utilisation des focales. La caméra de Maoz vient latéralement enfermer les jeunes gens au milieu du désert dans la transversalité alors que, lorsqu’elle pointe en direction de la route, l’immense ligne de fuite du sentier signifiée par le grand angle éloigne un peu plus toute issue potentielle. Le plan général, lui, inscrit les personnages dans un rapport d’échelle qui leur donne soudainement l’allure de petits jouets en plastique positionnés à côté d’un van bleu turquoise qui a tout du dernier modèle réduit de chez Hot Wheels.

Comme dans un Foxtrot, et si l’on excepte la « chute » finale, le film se termine par le même plan qui l’entame. Même si Maoz accepte de se plier au destin, son discours tente de briser le mythe du sacrifice dans lequel se complaît Israël. Quitte à abandonner un livre hérité de la Shoah au profit d’un magazine érotique peut-être plus à même de concerner un jeune adolescent en quête de réponses à des questionnements, dont les prémices portent sur la sexualité, plus existentialistes et plus concrets.

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