Splitscreen-review Image de Shadow of the Colossus

Accueil > Jeux vidéo > Shadow of the Colossus

Shadow of the Colossus

Publié par - 6 juillet 2018

Catégorie(s): Jeux vidéo

Dans le domaine du jeu vidéo, à l’instar du cinéma, il existe des créateurs dont le grand public connaît le nom et reconnaît automatiquement les œuvres. L’un d’entre eux se nomme Fumito Ueda. Au cours des dernières années, celui-ci s’est bâti une solide réputation d’artiste du virtuel. Les critiques, autant que les joueurs, ont plébiscité les trois jeux dont il a dirigé la production : Ico, The Last Guardian et Shadow of the Colossus. Ce dernier fût tant acclamé qu’il eût droit à une première réédition en 2011 puis une seconde en janvier 2018. Sans doute est-ce dû à l’aptitude de son concepteur à en faire une œuvre différente de tout ce qui se faisait au moment de sa sortie.

Shadow of the Colossus nous raconte l’odyssée de Wander, un jeune homme qui se rend dans un temple perdu dans une contrée lointaine et isolée. Son but est de demander à Dormin, l’être divin qui s’y trouve, de ramener sa chère Mono à la vie. En contrepartie, Dormin lui demande au préalable de vaincre les colosses incarnant les idoles du temple afin de les détruire. Accompagné de son cheval Agro, armé d’un arc et d’une épée magique, Wander accepte cet accord méphistophélique sans hésiter et entame sa chasse.

Dès le départ, Shadow of the Colossus fait entrer le personnage principal, et donc le joueur, dans un récit tragique et mythologique. À l’image d’Orphée, descendu aux enfers pour ramener Eurydice, Wander est prêt à risquer sa vie et à négocier avec les Dieux pour faire revenir sa bien-aimée du monde des morts. Dormin lui rappelle que la mort est le lot de tous les mortels mais Wander, comme nombre de héros tragiques avant lui, est prêt à défier le destin. Il parcourt alors une région à l’écart de la civilisation où tout existe dans des proportions démesurées. Le chaman explique au début du jeu que ces terres interdites sont nées de la résonance de points d’intersection où se rejoignent, on peut le supposer, le monde des hommes et celui des dieux.

Après tout, Dormin parle au protagoniste à partir d'un puits de lumière qui descend du ciel vers l’espace terrestre. Dans un monde aux tons froids, la clarté de cette entité céleste semble faire office d’espoir pour le héros qui semble perdu. Le mot Wander signifie, en anglais, “errer”. C’est ce que le héros fait au début du jeu. Il déambule, sans but précis, dans des paysages obscurs qui traduisent la mélancolie qui l’habite depuis le décès de Mono. Le contraste entre les forces du haut et les forces du bas a trois mérites : d’abord, il créé de l’empathie pour le protagoniste en raison de ce qui le motive puis, il définit ce que représente cette divinité mystérieuse pour lui et, enfin, il initie la quête qui sera le moteur de l’action.

Wander part donc affronter différentes créatures imposantes et d’aspects différents. Souvent humanoïdes, ces colosses rappellent les géants de diverses légendes tels les Jötnar de la mythologie scandinave ou les Titans de la mythologie grecque. D’autres ont des formes animales comme un sanglier (évocation de celui qu’affronte Héraclès), un taureau (tel celui que combat Gilgamesh) ou un serpent volant (incarnation des dragons des légendes médiévales). Le guerrier à l’arme enchantée, porteuse de lumière dans un environnement obscure, est une figure archétypique du héros mythologique aux motivations tragiques.

Pour accomplir sa mission, Wander doit parcourir d’immenses terres abandonnées où plaines, déserts et forêts se côtoient, jonchés de ruines massives qui sont les restes d’une civilisation inconnue. Le jeu offre alors des panoramas qui évoquent les peintures de J. M. W. Turner. Dans la mouvance naturaliste et romantique, à laquelle appartient le peintre, il est souvent question de représenter la Nature et l’Humain ensemble pour rappeler, avec nostalgie, qu’un lien existe entre les deux, que l’homme fait autant partie de la nature que tous les éléments qui constituent notre monde. Raison probable pour laquelle les ruines semblent faire partie intégrante du paysage. Même les habits du héros sont dans des tons similaires à ceux du décor de manière à établir une connexion évidente entre l’homme et l’espace dans lequel il évolue.

Le chaman décrit ces terres comme des “souvenirs abandonnés au néant, gravés dans la pierre”. Rien ne permet d’en savoir plus sur les anciens habitants. Les lieux ne donnent aucun indice quant à leur fonction originelle et il ne reste aucune trace écrite des populations qui y ont vécu. Le protagoniste semble toujours petit par rapport aux ruines et aux paysages, notamment les falaises, cavernes et montagnes. On peut ici observer un rapport proche de ce que l’on a pu voir dans la peinture et le cinéma américain entre l’homme et l’espace qu’il doit appréhender. Le gigantisme du minéral peut évoquer la grandeur de ce qui se trouvait ici, auparavant, et qui fut ingéré par la Nature. Cette Nature s’anime, comme le faisait l’espace habité d’Indiens dans le western, par l’intermédiaire d’êtres qui sont en harmonie totale avec la logique des lieux, les fameux colosses. Ces créatures s’accommodent des dominantes chromatiques qui dominent le paysage qu’ils habitent : le vert en forêt, une teinte jaunâtre dans le désert... La fourrure de certains, vue de loin, devient un prolongement du végétal et les formes les plus reconnaissables de leurs corps sont des pierres éparses, comme des morceaux de ruines ajoutés après coup. Dans Shadow of the Colossus, les créatures sont des excroissances de l’environnement et de la vie philosophique qui en émane.

Ce constat convoque une nouvelle interrogation sur le développement du récit de Shadow of the Colossus et la place de la Tragédie dans celui-ci. Lorsque le joueur y regarde de plus près, les colosses ne semblent pas si monstrueux. Leur fourrure semble soyeuse et leurs grands yeux donnent plutôt l’impression d’animaux tristes. De plus, ces créatures ne font de mal à personne. Elles n’attaquent le joueur que lorsqu’il se trouve sur leur territoire. À l’opposé, Wander possède les symboles même de la civilisation : l’épée, l’arc, le cheval domestiqué… Il parle également à un Dieu dans un temple entièrement bâti pour lui. À travers ce prisme, on peut se demander si l’aventure de Wander n’est pas une vision microcosmique d’une lutte entre Culture et Nature. Wander incarnerait cette première et les colosses, la seconde. Cette idée n’est pas sans rappeler des univers filmiques : John Ford, bien sûr, mais aussi Akira Kurosawa pour qui la Nature n’est pas qu’un décor qui subit les actions de l’homme mais un personnage à part entière qui miroite les conséquences de l’action de l’humain. Tout comme chez Kurosawa, Ford ou même Miyazaki, les paysages de Shadow of the Colossus sont le reflet des actions de l’homme sur le monde et la nature.

Wander abat les incarnations dociles de la Nature au nom d’une obscure divinité qui lui promet, au prix des destructions demandées, d’enfreindre la loi qui régit les principes premiers et qui établit que toute chose doit périr. Là, finalement, se trouve la tragédie qui s'exprime dans Shadow of the Colossus. Les motivations du héros rappellent beaucoup le fameux Hubris de la tragédie grecque. Wander est habité du même désir de contourner les lois qui régissent notre monde pour son propre compte. On est moins dans le roman épique qui développait le mythe du héros vainqueur des incarnations de la nature, à l’image des dieux grecs contre les titans, que dans une véritable tragédie. L’homme détruit la nature pour satisfaire son désir, tragédie qui est la nôtre depuis que l’homme s’est redressé et marche sur ses pattes arrières.

En puisant dans les nombreuses influences que lui a prodiguées sa formation aux beaux-arts d’Osaka, Fumito Ueda a su créer un univers à la croisée des genres. Entre le naturalisme et le mythologique, l’épique et le tragique. Le fameux Game Designer a réussi à concevoir un jeu au gameplay efficace permettant au joueur d’incarner un héros épique dans des décors grandioses. Un récit jouant avec les codes du récit mythologique qui confère à l’humain le rôle de perturbateur de la nature. En trouvant un équilibre entre gameplay et direction artistique, Ueda semble avoir conçu une œuvre parlant aussi bien aux fans de grandes aventures qu’aux amateurs d’expériences artistiques. En puisant dans des influences occidentales et orientales, il a inventé un monde unique qui ne ressemble à aucun autre. Tout ceci accentue la portée universelle de cette œuvre. Au milieu des nombreux jeux très formatés pour répondre aux diktats des codes de leur genre ou des modes, Shadow of the Colossus réussit à offrir quelque chose d’unique et qui pourtant parle à tous.

Crédit image : Sony Computer Entertainment/Bluepoint Games

Partager