Splitscreen-review Image de The Square de Ruben Ostlund

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The Square

Publié par - 26 octobre 2017

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

« Un sanctuaire ou règnent confiance et altruisme. Dedans, nous sommes tous égaux en droits et en devoirs ». Voici le descriptif de The Square, œuvre d'art éponyme du dernier film de Ruben Östlund, palmé d'Or au dernier Festival de Cannes. Le film est à envisager sous l’angle de la fable, c’est-à-dire porteur d’une morale, sans être pour autant moralisateur, dont le schéma séquentiel repose sur l’exploration des contradictions de la société occidentale.

Nous baignons d’abord dans une musique électronique qui émerge du néant pour devenir presque assourdissante puis, on nous présente Christian (Claes Bang) qui explique à une journaliste (Elisabeth Moss) le principe du ready-made avancé par Marcel Duchamp. Cette dernière ne comprend pas le titre de la dernière exposition (fait de termes complexes et élitistes) ni sa portée : est-ce que mettre un objet du quotidien dans un musée fait de cet objet une œuvre d'art ? Suite à l’explication fournie, on assiste au déboulonnage d'une statue située devant le musée, pour y installer à la place le fameux carré lumineux, The Square. L'acte est en soi une sorte de métaphore de l'Histoire de l'art.

L'art « classique » (la statue) est remplacée par de l'art contemporain (un carré dans le sol). Là commence la fable puisque la statue est celle d’un roi suédois au passé jalonné de massacres. On remplace son effigie sans ménagement par un carré sensé incarné un sanctuaire utopique : un espace de non-agression, inattaquable et hermétique aux pollutions envahissantes de nos actes barbares. Seul l’art donc, serait en mesure de protéger, de préserver l’humanité de ses déviances.

Mais le film est plus subtil et complexe puisqu'il se construit sur l’idée de dichotomie ; celle d’une destruction (la statue) et d'une construction qui représente le moyen de se soustraire aux violences en s’abritant (The Square). Il est également question de la dichotomie présente dans la nature humaine et bien évidemment celle qui habite une certaine approche de l’art contemporain. Ces décalages vont se matérialiser à travers le personnage de Christian, sorte de dénominateur commun. Tout d'abord par l’identité du personnage lui-même qui est en apparence un brillant conservateur, proche de ses enfants, apprécié de ses pairs, manipulateur de verbes séduisant et détenteur d’un discours humaniste à souhait. Mais Christian n'est pas aussi transparent, il y a ce qui se dissimule dans la personnalité profonde, derrière ce paravent de la façade sociale. Là, nous découvrons un homme fait de toutes ces contradictions qui caractérisent l’homme occidental. Christian peut se révéler cynique, violent et lâche. Une dualité mise en emphase par une scène où on le voit répéter son discours dans les toilettes et même envisager de possibles interruptions pour parer à toute éventualité et prétendre, ensuite, « parler avec le cœur, avec sincérité ».

La parole lorsqu'elle se libère, on le sait, possède un pouvoir imprévisible, celui de laisser affleurer la Vérité qui est notre, celle que nous ne souhaitons laisser transparaitre. Au moment où Christian atteindra ce seuil, il sera rattrapé par une sonnerie de portable. Or donc, l’homo occidental serait conditionné par ses propres créations. En dehors de l'usage du verbe, le vernis craque cependant à de multiples reprises comme dans cette scène emblématique où Christian s'apprête à se faire justice pour le vol de ses effets. Lui et Michael (Christopher Læssø), sont en route dans une splendide Tesla vers « l'affrontement » présagé accompagnés par la musique du groupe Justice qui amplifie l'idée de vengeance qui sous-tend la scène (Michael en fait  par ailleurs la remarque). Cette dynamique est coupée net au moment où se révèle sa lâcheté, il n’ose sortir du véhicule dans une banlieue « populaire ». Ostlund lui-même dit avoir été inspiré par l'apparition en 2008 des quartiers dit « fermés » en Suède pour les gens de classe privilégiée qui s’exilent du monde par crainte de celui-ci. Derrière l’attitude publique se cache la veulerie. Ou bien la crainte ? Ou bien la haine ?

Östlund décrit une bourgeoisie (en l'occurrence Suédoise, mais le portrait est universel) en représentation permanente en théâtralisant la mise en application des idées prônées par celle-ci. Or nous le savons, l'artifice est un formidable révélateur. Le terme « square » prend alors un sens plus large et revêt l’idée d'un petit carré de personnes aisées aux idéaux humanistes, situés au centre de l’attention médiatique et politique, égalitaristes en droits et devoirs, mais cependant incapables de vivre avec ce monde extérieur qu’ils pensent si bien connaitre et décrire simplement parce que, tenants du pouvoir, il l’assujettissent à leurs désirs. The Square est alors parfaite figure de l’enfermement. Enfermement qui est synonyme de rejet. Christian « vend » l’exposition The Square grâce à de beaux principes qui finalement, entre les mots, assimilent l’Autre, le corps étranger, à une émanation de « l’enfer » qui se concrétise à la simple évocation de l'existence d'autrui. La mise en scène s’indexe d'ailleurs sur ce principe puisque chaque cadrage voit sa composition déstabilisée par l’irruption de l’Autre.

The Square est un film dans lequel les scènes entrent en collision les unes dans les autres. Elles se contredisent en instaurant comme modèle filmique le principe d’une dialectique hégélienne dont le spectateur fournirait la synthèse. Exemplaire à ce propos sera la scène du repas ponctuée par cette performance extraordinaire qui permet la concordance de tous les extrêmes : l'impuissance des invités face à l'être primal (brillamment interprété par Terry Notary), est à observer au premier degré de sa fonction de performance. C’est-à-dire dans ce qu’elle nous révèle, par reflet, de nous-mêmes. La bestialité affichée de la séquence devient la notre dès lors que nous acceptons, dès lors que nous détournons les yeux. Mais les extrêmes qui se rencontrent ici, l'homme-animal et l'homme individu social, ne forment qu'un tout indivisible. Jusqu'où sommes nous capables d'aller ?

Un film qui fait écho la phrase de Saint Bernard de Clairvaux, « L’Enfer est pavé de bonnes intentions ».

Crédit photographique : © Plattform Produktion - ARTE France Cinema - Film i Vast - Imperative Entertainment

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