Rétrospective Tarkovski
Publié par Stéphane Charrière - 23 juillet 2017
Potemkine Films nous permet en cet été 2017 de revisiter l’œuvre immense d’Andreï Tarkovski (1932-1986), artiste fascinant et cinéaste souvent cité par ses pairs, ce qui en souligne, s’il en était besoin, l’importance. La découverte ou la relecture de ce travail précieux nous sont autorisées par l’intermédiaire de rétrospectives intégrales (Festival du film de La Rochelle, la Cinémathèque française à Paris) mais également par la ressortie en salle des cinq premiers films de l'auteur en versions restaurées : L’enfance d’Ivan, Andrei Roublev, Solaris, Le miroir et Stalker.
Comment aborder Tarkovski aujourd’hui et pointer l’importance d’un travail situé aux antipodes de la majorité des modèles narratifs et formels contemporains ? Risquons-nous à introduire l’œuvre par quelques pistes sans pour autant prétendre à une exhaustivité. Constatons tout d’abord que, à la lumière de cette rétrospective, la filmographie d’Andrei Tarkovski s’inscrit dans une logique expressive qui relève de l’atemporalité. Ce premier axe de lecture se vérifie dans toute l’œuvre (exception faite de Solaris, dont l'iconographie futuriste parait aujourd'hui "datée") car ses films pourraient appartenir à une époque aux limites temporelles fluctuantes et indéfinissables. C’est que l’atemporalité évoquée ici est assujettie à l’apesanteur, au flottement, à l’indiscernable, à l’indéchiffrable. Il y a aussi chez Tarkovski, de ce fait mais pas uniquement, quelque chose qui résiste à l’analyse formaliste pure et qui nécessite de se laisser gagner par le désir d’expérimenter.
Le cinéma de Tarkovski est métaphysique. Non pas uniquement, comme on a voulu le réduire trop souvent, parce qu’il explore frontalement les rapports entre l’homme et le Divin mais parce qu'il aborde ces rapports par le sens philosophique du terme métaphysique. C’est-à-dire que pour Takovski, le cinéma, pris comme outil et technologie, permet d’étudier de manière tangible les causes de certains fonctionnements humains qui échappent au rationnel. Un film de Tarkovski est, ce n’est qu’un point de départ, une véritable interrogation sur le désir d’élévation de l’âme freiné par les contraintes et les réalités newtoniennes. Cette aspiration fait l’objet d’une véritable réflexion sur les divergences existantes entre le corps et l’esprit mais devient également une interrogation sur les liens qui unissent le Haut et le Bas, le Paradis et l’Enfer, le Bien et le Mal.
Cela permet aussi d’éprouver le concret, le matériel au regard de l’invisible et réciproquement. Ce qui nous conduit à une autre problématique souvent nommée : le Sacré. Chez Tarkovski ce concept relève d’une dialectique qui répond et prolonge l’observation des liens entre le matériel et l’immatériel, le quantifiable et l’indéchiffrable. Le Sacré, chez Tarkovski, est à la fois un procédé qui autorise l’étude d’une religiosité, d’une foi et, en même temps, un concept qui incarne le mystère selon lequel l’homme existe en tant que tel. Le Sacré n’est donc pas une finalité en soi mais plutôt une introduction à un débat où le matériel (les corps, les choses, la pesanteur physique du monde) sonde l’immatériel (affects, visions, croyances). Le film serait ici la possibilité, du fait de sa singulière essence (outil technique et expression artistique), de donner substance à la question cruciale de ce débat : pourquoi ce qui ne peut s’estimer, se mesurer physiquement a autant d’influence sur l’existence des êtres ?
Les passerelles qui connectent le physique et le spirituel dans l’œuvre de Tarkovski ne sont pas uniquement la conséquence d’une vision du monde intime. Elles sont également le fruit d’une filiation ethnique, elle aussi située dans l’entre deux. Tarkovski est Russe et Soviétique et à travers lui, en tant que vecteur de communication culturelle, se disent certaines caractéristiques artistiques issues de cette partie du monde. L’URSS, pendant plus de 70 ans, était un trait d’union entre l’Orient et l’Occident. Aussi, culturellement, il y eut perméabilité des traditions artistiques inhérentes aux régions unifiées sous la bannière de l’Union Soviétique. Parmi toutes ces adjonctions civilisationnelles, il est une forme artistique ancestrale, d’origine byzantine mais particulièrement développée en Russie, qui permet, à travers le décryptage de ses singularités, d’approcher le cinéma de Tarkovski et de mieux cerner encore les contours d’un questionnement sur le matériel et l’immatériel, il s’agit de l’Icône.
Le principe représentatif de l’Icône est aussi significatif des problématiques du cinéma de Tarkovski que de l’état du monde qui a vu son émergence. Les Icônes vont, au IV ème siècle de notre ère, modifier notre rapport au pictural. Avec elles, la distinction entre image servant à la pensée ou à la prière et une image prise pour objet de vénération s’estompe. L’Icône se caractérise donc par la juxtaposition de deux principes en apparence distincts mais présents dans son essence : le propre et le figuré.
Les films de Tarkovski établissent un rapport complexe avec le spectateur qui se traduit par un jeu entre la perception immédiate que nous avons des situations et le différé temporel souhaité par le metteur en scène pour nous délivrer des éléments de compréhension. Cela contribue à instaurer une sorte d’étrangeté, proche du rêve, qui est le résultat de navigations incessantes entre le film et les spéculations qui sont les nôtres à son encontre. Ce principe de déambulation entre la réalité du film et notre imaginaire offre nombre de similitudes avec le principe de représentation iconique.
Le film et l’Icône reposent sur un double langage, le littéral et l’imagé. L’Icône est engendrée par le texte ou au moins par la pensée (sacrée). Ainsi donc, le textuel permet l’existence de l’image, le figuré. Un film de Tarkovski oscille toujours entre son sens premier (le littéral qui s’exprime selon la logique intentionnelle du cinéaste) et son sens second (ce qu’il représente et suggère).
Cette rétrospective Tarkovski initiée par Potemkine films et qui bénéficie de l’apport qualitatif de la restauration numérique a le mérite de mettre en lumière une œuvre qui creuse le rapport entre le sensitif et l’intellect, qui questionne les natures identitaires des êtres et des choses et qui nous invite, le temps de chaque film, à un cheminement méditatif balisé par des questions existentialistes fondamentales.