Rétrospective Luis Buñuel
Publié par Stéphane Charrière - 30 août 2017
Après la rétrospective Tarkovski proposée par Potemkine, c’est au tour de Carlotta Films de nous inviter à revisiter l’œuvre d’un immense cinéaste, Luis Buñuel. La relecture, si elle n’a rien d’exhaustif puisque consacrée à six de ses derniers films, permet de réajuster, de comparer, de soupeser voire de réévaluer par confrontation au contemporain, un travail filmique qui fit grand bruit en son temps et qui, lors de ses diverses évocations, continuent son entreprise de déstabilisation du spectateur. Les 6 films présentés au public en cet été 2017 dans des copies de très belle tenue, permettent, à défaut d’une observation de l’évolution créatrice selon une chronologie historique de l’œuvre, une approche transversale des questionnements premiers du cinéma de Buñuel.
Ainsi dans les 6 films de cette rétrospective (Le journal d’une femme de chambre, La voie lactée, Tristana, Le charme discret de la bourgeoisie, Le fantôme de la liberté, Cet obscur objet du désir) nous est-il permis d’observer certaines problématiques essentielles : l’anticléricalisme du cinéaste, ses interrogations sur la nature du cinéma, le rapport entre le vrai et le réel et, bien évidemment, sa considération singulière du Surréalisme, mouvement auquel on le rattache sans plus de commentaire comme si cela tombait sous le sens.
Mais qu’en est-il justement de ce rapport ou de cette appartenance à une avant-garde avec laquelle il a frayé pendant ses jeunes années parisiennes ? Que Buñuel utilise des principes surréalistes pour creuser ses obsessions thématiques est truisme mais il ne faudrait pas voir en cela finalité artistique. Autrement dit, Buñuel intègre à ses recherches cinématographiques des concepts dictés par le Surréalisme pour lui permettre certaines démonstrations dont le résultat échappe à la volonté de créer une « autre réalité » qui se positionnerait au-dessus de celle qui est nôtre.
Car là est bel et bien l’objet premier du cinéaste : cerner déjà ce qui est là, devant nous, autour de nous voire en nous et nous permettre de découvrir ce que nous sommes et qui nous sommes véritablement. Il serait donc question de Vérité. Oui Vérité de l’être, c’est à dire ce que nous sommes en tant qu’individu mais également en tant qu’élément d’un corpus social. Pour atteindre cette acuité, il faut une extrême lucidité, une conscience aiguisée de soi qui ne peut s’exprimer qu’après avoir laissé son esprit se libérer, qu’après s’être délesté des tabous qui sont autant d’entraves à l’accomplissement de soi. Ainsi, des artifices filmiques ou scéniques contribuent ou invitent notre inconscient à habiter l’espace filmique, des images expriment les choses pour ce qu’elles sont mais également deviennent figurations à interpréter. Et l’interprétation est agent révélateur de notre intimité.
Dans le Fantôme de la Liberté, une autruche en plan rapproché nous regarde, nous spectateurs. Son œil est directement rivé dans le nôtre. Elle nous interpelle, directement, frontalement et se donne à voir comme la projection de notre image puisque nos yeux, les siens, les nôtres, fusionnent dans l’écran/miroir. L’autruche est un animal qui ne veut pas voir, qui fuit le danger du réel en ne regardant pas, en escamotant ses yeux. Ici, elle ne fuit pas, elle ne se soustrait pas à la vision des choses elle nous regarde, nous qui sommes elle. L’image s’arrête. L’autruche est figée, son regard fixe demeure accroché au nôtre. Nous devons la scruter, soutenir son image pour comprendre qu’il s’agit d’une injonction à observer les choses pour ce qu’elles sont mais également pour ce qu’elles dissimulent.
On trouve là trace d’une transgression scénique qui peut rappeler, d’une certaine manière, celle de Porter en 1903 dans The great train robbery (plan rapproché d’un cow-boy de face qui use son arme pour tirer directement sur le spectateur qui fait face à l’image) ou de Scorsese en 1990 dans GoodFellas (plan de Joe Pesci identique intentionnellement au film de Porter). Une transgression qui abolit la distance qui sépare le spectateur du film pour nous permettre de déterminer ce que nous sommes et ce qu’est le monde qui nous entoure grâce à la nature même de nos projections dans et sur le film.
Intention décisive puisqu’il s’agit ici ni plus ni moins de minimiser l’importance de la vision physiologique, la fonction normale de l’œil pour se libérer du joug de la raison et laisser éclore des réflexes de pensée improbables et inenvisageables.
Ce qui est primordial donc chez Buñuel, et ce qui fait le prix de cette rétrospective, c’est la mise en exergue d’une vision orientée sur la découverte de l’intériorité du spectateur. La collision d’éléments a priori disparates (l’autruche et le spectateur) provoque des interrogations poétiques qui annulent tout rapprochement rationnel des choses et permettent ainsi l’éclosion d’un imaginaire débridé et sans borne. Ce qui fait d’un film de Buñuel un espace de liberté absolue dont nous aurions bien tort de ne pas profiter.
Crédits photographiques :
CET OBSCUR OBJET DU DÉSIR © 1977 STUDIOCANAL. Tous droits réservés.
LE CHARME DISCRET DE LA BOURGEOISIE © 1972 STUDIOCANAL – DEAN FILM S.R.L. Tous droits réservés.
LE FANTÔME DE LA LIBERTÉ © 1974 STUDIOCANAL – EURO INTERNATIONAL FILMS S.P.A. Tous droits réservés.
LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE © 1964 STUDIOCANAL – DEAR FILM PRODUZIONE S.P.A. Tous droits réservés.
TRISTANA © 1970 STUDIOCANAL – TALIA FILMS. Tous droits réservés.
LA VOIE LACTÉE © 1969 STUDIOCANAL – FRAIA FILM ROME. Tous droits réservés.