Avant de détailler ce Coffret Hou Hsiao Hsien édité par Carlotta films, sans doute est-il judicieux de resituer un peu le personnage. Né en 1947 en Chine du Sud, la famille d'Hou Hsiao-hsien déménage à Taïwan un an plus tard pour fuir la guerre civile opposant les troupes communistes menées par Mao Zedong aux nationalistes du Kuomintang. Il est considéré comme l’un des chefs de file de la Nouvelle Vague taïwanaise qui émerge dans les années 80 et aujourd’hui comme l’un des réalisateurs les plus importants de la scène cinématographique internationale.

 

Jean-Michel Frodon ne s’y trompe pas dans une de ses présentations de film. Ce Coffret Hou Hsiao Hsien proposé par Carlotta films nous offre le luxe, en un laps de temps plus ou moins court, d’observer l’émergence d’un cinéaste qui est un artiste majeur de notre temps. Il est ainsi possible, de film en film, de voir un homme s'approprier une forme d’expression universelle et développer un style personnel qui réunit singularités asiatiques (culture chinoise) et langage commun (le cinéma). Ce sera d'abord un cinéma organisé autour d'une idée très simple : inscrire une histoire individuelle complexe, celle d'Hou Hsiao Hsien ou celle de ses proches collaborateurs, dans une histoire collective qui est à l’origine de la complexité de l’autre (situation politique et sociale de Taïwan proche d'une forme de chaos provoqué par l'affluence d’exilés chinois).

Puis, tout comme l’homme qu'est Hou Hsiao Hsien, son cinéma va gagner en maturité et il évoquera le souvenir de ce temps où, lors de différentes phases de construction identitaire, les repères individuels volèrent en éclats pour laisser place à l’incertitude existentielle, au vide, au néant. Or, philosophiquement, en Chine et dans les cultures connexes, le Vide est une notion essentielle existant depuis le livre des mutations. Le Néant est au cœur du système de pensée taoïste. Il est à la fois originel et fonctionnel. Surtout, de manière plus intellectuelle, le Vide est ce qui anime les êtres. Du rien, il faut construire, il faut habiter, il faut développer. Le Vide est à l’origine de tout et de lui tout se crée. Le vide est une force motrice de la pensée.

En adaptant le concept de Vide au modèle filmique, Hou Hsiao Hsien invite le spectateur à créer un sens de lecture à partir de différents aspects de la représentation (scénario, composition des plans et des images) mais également d’imaginer de manière participative une finalité à l’ensemble du film. Rapporté cette fois à l’homme qu’est Hou Hsiao Hsien, ce début de carrière visible né du rien est aussi celui d’une émancipation intellectuelle qui se vérifie par les différences de tonalités perceptibles entre Cute girl ou Green green grass of home et la mutation amorcée avec Les garçons de Fengkuei.

L’homme s’en remet désormais à l’artiste. Le cinéaste Hou Hsiao Hsien, à partir de ce dernier film, va systématiquement tenter d’apporter au spectateur assez de matière pour lui permettre de travailler la question de ce qui manque, de ce Vide situé entre les faits, les êtres et les choses. Il s’agit bien évidemment d’éléments qui relèvent de l’indicible ou de l’irreprésentable puisqu’il est question ici des liens qui établissent rapport entre les individus (et leurs trajectoires individuelles) et les contextes d’émergence de ces histoires individuelles : les conditions sociales, politiques et historiques.

Ainsi, ce qui se perçoit dans ce Coffret Hou Hsiao Hsien, c'est que ces données fondamentales agissent sur la mise en scène. Les sur-cadrages juxtaposent des niveaux de représentations (le singulier et le collectif) et invitent l’esprit du spectateur à combler l’espace de séparation entre ces espaces d'expression. De la même manière, Hou Hsiao Hsien, par l’usage du plan fixe, abolit les frontières du cadre pour nous permettre de réunir des temporalités disparates, des domaines étrangers et d'accorder ainsi aux personnages, avec l’aide du spectateur, de s'inscrire dans une histoire plus vaste.

Dans ce mélange des espaces, il en est un qui a un rôle fondamental, c’est celui du temporel. Dans la navigation autobiographique évoquée entre l’homme et l’artiste, il est déjà plus question de souvenir que de mémoire. Tout film de Hou Hsiao Hsien fait fi de toute forme chronologique pour ne s’attarder que sur l’idée, la pensée ou le sentiment qui émane des collisions visuelles provoquées par la construction du film ou de l’image même du film. Ce décalage relativise les actes lisibles sur l’écran et se manifeste par la présence simultanée dans le cadre d’évènements en apparence discordants. Ce télescopage de scènes aux enjeux distincts, instaure un sentiment de relativité quant à ce qui se déroule sous nos yeux et même quant à l’importance de l’existence des personnages.

Le sur-cadrage chez Hou Hsiao Hsien n’est pas qu’invitation au voyage de l’esprit. Il est parfois (et ce sera encore plus vérifiable dans les années 2000) élément d’un phénomène d’extraction. Le sur-cadrage permet, à partir de la mise en place d’une vision, de soustraire l’individu à une mémoire collective. Il devient alors une figure de l’isolement qui peut souligner autant l’importance de l’individu, qu'un sentiment d’incompréhension, d’inadéquation au monde ou une inaptitude à communiquer. Extraction aussi parce que ces images nous permettent de quitter le film, le champ fictionnel commun, pour rejoindre le territoire du souvenir de l’auteur (et de ses personnages) ou de l’espace d'interprétation des situations pour le spectateur. Autrement dit, ces navigations spatiales et temporelles permettent de côtoyer l’homme Hou Hsiao Hsien et l’artiste qu’est cet homme pour établir un réseau de connexions entre la fiction et l’autobiographie qui la suscite.

Dans ce Coffret Hou Hsiao Hsien, un autre point de contact entre l’homme et l’artiste attire notre attention et s’établit par l’intermédiaire des plans larges. Par définition, tout ce qui se situe entre le plan moyen et le plan général contextualise et intègre, ou pas, les personnages de la fiction qui nous préoccupent dans un espace que le film définit. Dans ce cas de figure, les personnages n’agissent pas sur la mise en scène, c'est cette dernière qui s'impacte sur eux pour développer un récit. Chez Hou Hsiao Hsien, l’objet de ce type de plan n’est pas de développer une dramaturgie qui va nourrir le champ fictionnel mais plutôt de servir d’écrin ou d’abri contextuel qui va permettre l’éclosion de la fiction.

Carlotta Films, éditeur précieux, poursuit donc avec ce Coffret Hou Hsiao Hsien son entreprise éditoriale de diffusion et transmission d'un savoir qui passe autant par la découverte que par le plaisir de la relecture. Revenir sur les débuts de ce cinéaste essentiel permet de mieux en mesurer l'importance. Compte tenu des méthodes d'archivages en Asie, on saluera la qualité des copies présentées dans ce coffret. Autant dire que, ne serait ce que pour cette qualité visuelle, ce coffret est indispensable.

Côté compléments, l'édition est également riche. Jean-Michel Frodon se prête au jeu des présentations, souvent remarquables, de film. On appréciera l'approche différente du structuralo-formaliste à la française dans les trois analyses de Martin et Alvarez Lopez. C'est pertinent, parfaitement mis en image et très explicite. Nous sommes presque à la limite du pédagogique ce qui, au regard de la complexité du cinéaste, est une excellente initiative. Et puis le morceau de choix. Un essai de Jean Douchet de plus d'une heure sur les spécificités du cinéma de Hou Hsiao Hsien. Plus érudit, le discours n'en séduit pas moins l'auditoire. Bien construit, bien équilibré, l'argumentaire passionnant et passionné est un pur régal. Au risque de se répéter, coffret indispensable.

 

Crédits photographiques :

Cute Girl : © 1980 CHARLES TSO. Tous droits réservés.

Green green grass of home : © 1982 CHARLES TSO. Tous droits réservés.

Les garçons de Fengkuei : © 1983 3H PRODUCTIONS. Tous droits réservés.

Un temps pour vivre, un temps pour mourir : © 1985 CENTRAL MOTION PICTURE CORPORATION. Tous droits réservés.

Poussières dans le vent : © 1986 CENTRAL MOTION PICTURE CORPORATION. Tous droits réservés.