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Biennale de Lyon Art Contemporain 2017

Publié par - 27 novembre 2017

Catégorie(s): Expositions / Festivals

Avoir une vue d’ensemble. D’abord déambuler. Pas vraiment comme un quidam qui va perdre un peu de son temps un dimanche après-midi à la Sucrière, animé d’un vague désir de s’ouvrir aux arts dits contemporains. Et puis au pire le quartier est si calme et reposant, on n’aura rien perdu au final. Non. Plutôt en curieux avec l’idée d’être surpris et ne pas savoir à quoi s’attendre. Accepter de se laisser guider. Se laisser aller. La biennale a bien pour thème les mondes flottants ? On est donc raccord. Et puis quand le tour est fini, cette visite tant attendue, parce que programmée depuis quelques semaines, prendre un peu de recul et regarder le tout.

Allez, on fait la visite.

Forcément depuis le rez-de-chaussée, le regard bute d’abord, mais ne percute rien. On est mis à distance de suite. Quelque chose sort, ça ne dégueule pas, c’est moins franc. Très lent l’œuvre, un enfantement sans douleur. Pas magmatique, avec le côté visqueux et sale, et pas noirâtre non plus. C’est même aérien et ça ne vole pourtant pas. Pas vraiment flottant non plus, ça avance par reptation puis ça se casse. Le tube en question est bien long et fort étroit. Alors la matière comme foisonnante, agglomérat de bulles translucides à l’aspect laiteux, peine et beaucoup même. C’est très laborieux. Beaucoup d’efforts, des efforts difficiles à percevoir au début. Alors on regarde ailleurs, un peu impatient, puis l’instant d’après on se dit « Tiens, ça s’est accumulé au pied du tube !». Des paquets. L’œuvre bouge. Elle doit même disparaître à un moment se dit-on, mais aussi se régénérer sans cesse. On maintient encore la distance, n’osant toucher, on ne sait jamais. C’est que ça a un côté malsain à trop observer. On se met à contourner l’œuvre. Passons à autre chose.

Un peu de vent, enfin une ventilation. Une grande vague. On longe l’installation par le côté droit, et on se met au-devant de l’œuvre, son amont, près des quatre ventilateurs qui font bouger l’air et on se dit que ce sont comme des gros ballons lancés et qu’ils soulèvent un grand voile blanc de soie à quelques décimètres au-dessus du sol. On cherche à sortir du registre poétique, bien éculé ici, mais en vain. Et puis il est déjà vedette à sa manière, ce grand rectangle de textile que l’on reverra depuis la coursive du premier étage. D’abord puissant le souffle comme des ballons conduits par des rails qui étireraient et gonfleraient la toile, puis le souffle s’amenuise, se pelote et crée de gros coussins dans le bout de la toile, ça ondoie maintenant. On imagine alors moins la force de l’air qu’il a fallu à ses débuts. Pour s’en convaincre, il faut monter à l’étage au premier et observer depuis cette large coursive qui domine. Les couleurs sont blanches et grises, ombres et clartés alternent. Un velours qu’un doigt habile lisse dans un sens et prend à revers dans l’autre sens. Le soyeux et le bourru ? L’un après l’autre ? Plutôt les deux à la fois. Une même direction, celle qui nous arrive face à nous, cette grande vague pas déferlante toutefois, transportant ces deux effets contraires. On se dit qu’on va garder l’œuvre du coin de l’œil, même au loin comme un repère. C’est que l’œuvre a fait son effet, la persistante rétinienne est conquise. Ça en est fait. Un continuel flux et reflux dans notre tête, cette main qui caresse dans un sens et dans l’autre sur la même surface. Une immobilité de fait. On devient complice.

Plus loin au même niveau, du son. Du son qui oblige à s’accroupir et à baisser les yeux. Étrange. C’est comme une pupille et un iris côte à côte. Un iris forcément blanc, une galette aux larges bords maintenue par un fin câble d’acier en son centre, et puis une plus petite, juste au-dessus, mais bien à côté. C’est que ce n’est pas un œil au complet. La petite toute noire est carrément nargueuse et est en train de la frôler, la plus grande. La petite ressemble à la plus grande par sa physionomie. Un disque aussi mamelonné en son centre. Ils se côtoient comme deux mondes qui devraient s’entendre. Pourtant c’est bien leur addition, leur superposition qui les feraient frères, prêts à fonctionner : un iris pour le noir et un cristallin pour le blanc, ça donne bien un œil ? Eh bien non ! Ici, ça dysfonctionne, ça s’est segmenté à un moment, on ne sait pas pourquoi, et les deux disques ne font que coexister. Rien ne se passe entre eux. On prend acte de leur réalité physique et c’est pour ça qu’il faut descendre de sa hauteur, et plier les genoux. D’en haut les deux disques ne font que bouger, certainement au gré des mouvements d’air, ces molécules perturbées par le va-et-vient des visiteurs, et peut-être même par la grande vague blanche du rez-de-chaussée qui donne vie et les ferait tanguer. Je les observe, mon regard est à quelques centimètres. Le disque, le petit, tout noir et brillant frôle le grand, bien amorphe. Comme un bruit de meule, une fois l’outil affûté, comme une plainte qui en émanerait. Cela crisse sans aucun doute. Quelque chose de rugueux et élimant. Une meule dont les aspérités continuent de racler. Enlever donc de la matière, rayer la surface, creuser et laisser une trace de fin sillon ? Pendant ce temps, la grande voile continue à travailler. Peut être agit-elle sur l’installation de l’entrée, celle aux tubes de David Medalla. Il y a plusieurs tubes de hauteur et de diamètre différents. Pas si simple à dire cependant, mais la grande vague de Hans Haacke ne semble pas parvenir à bousculer cette lenteur, toute la lourdeur qui en ressort. Quelque chose d’inéluctable. Je me dis que la grande voile flottante ne peut s’attacher qu’aux objets suspendus, les aériens, pas à ceux qui procèdent de tubes, qui sortent de terre comme de grands intestins qui détruiraient, et transformeraient la matière, en quelque chose de plus acceptable et de moins dur à regarder et à supporter.

Le disque noir, cette pupille continue à gratter le grand disque blanc, iris qui soudain se met à tinter. C’est toujours faiblement audible, il faut davantage se concentrer et changer de place, c’est qu’il y en a une petite sixaine dans ce coin de l’étage. De bien plus près. Oui, ça tinte, un ongle qui tonne sur un verre. C’est bien ça, net et propre.

Dans le fond de l’étage, là où la coursive est plus large, une force a fait pencher une longue forme noire, et toute contrainte par l’espace. Comme un très grand sac qu’on aurait eu du mal à faire basculer par-dessus la rambarde. Quelque chose dont on a du mal à se séparer. Alors la chose est là et finit par s’imposer. Le regard la côtoie et ne sait quelle signification, quel rôle lui attribuer. Un truc inutile dont on ne peut pas se débarrasser. Bien embêtant pour tout dire. Alors que faire ? Eh bien rentrer à l’intérieur. C’est que ça a tellement grossi, on en a vu tellement des choses inutiles qu’on voulait jeter et qu’on a remises au lendemain. Ce n’est pourtant pas répugnant, ça ne pue pas, on ne se prend pas les pieds dedans. Non ! C’est même lisse et très lisse, presque aseptisé. Même pas l’odeur si particulière du sac poubelle qu’on froisse entre les mains parce qu’on a du mal à en séparer les bords, au moment de le détacher du rouleau. Ce petit geste. Bien appuyer avec les doigts, faire glisser l’un des bords et d’un geste ample faire rentrer l’air, donc du vide.

Maintenant le sac a sa fonction, il va se remplir, on va le combler de tout ce qu’on ne veut plus. Une fois plein on le scellera grâce à une attache et on recommencera. Au final, combien de sacs jetés chaque jour, en fin de semaine ou d’année et à la fin d’une vie ? Combien de poids de saloperies au total ? Ridicule ! Le sac déborde, c’est comme une plaie, on dirait que cela s’est infecté, que ça va puruler. Ça gonfle et ça donne l’aspect d’une forme d’abord mouvante qui se contraint au lieu. Ici, la présence d’un pilier à l’étage et la paroi du sac se fait rectiligne, le sac a pris de la hauteur. Seul le plafond limite son expansion. C’est le vide qui demeure le plus redoutable sur notre gauche, et la barrière est là pour empêcher l’inéluctable, le saut. Ce geste que l’on fait sans fioriture chez nous, une fois le sac plein de nos déchets. Mais là dans l’installation de Philippe Quesne, le sac est si vide et sain. C’est tout propre au-dedans. Juste comme de la peau qui serait restée. A l’entrée de l’installation, c’est bien un ventilateur qui a fait grandir le sac noir, l’a fait pousser, et il est là pour nous rappeler toute sa laideur : cette boursouflure créée par la rambarde de l’étage quand il est observé de l’extérieur. Alors depuis le rez-de-chaussée, on se met à le regarder autrement. Un peu inquiet, on se dit qu’il n’ira pas plus loin, la rambarde le maintient. Un mors, et bien muselé. Le sac ne grandira plus, le ventilateur a un débit constant. Le sac subsistera.

Une enveloppe inquiétante de l’extérieur sans la purulence attendue à l’intérieur. Sa visite nous a rassurés, c’est tellement "clean" au-dedans.

Au moment de partir, les tuyaux poussent toujours, eux. La matière presque organique, cette matière blanchâtre, coalescence de milliers de bulles qui naissent et qui meurent aux pieds des tubes inquiète. Les tubes sont pourtant transparents et la matière si blanche.

J’allais oublier la grande main juste en amont de la voile blanche et qui plus est, du même plasticien Hans Haacke. C’est donc comme une grande main aux veines toutes en ramifications, des veines avec un fluide pas rouge comme du sang. Cette main aux veines si proéminentes qui semblerait par sa proximité irriguer la grande voile. Elles sont pourtant côte à côte aussi, enfin l’une devant l’autre quand on rentre, mais rien entre elles ne les anime. Elles sont là, si proches et fonctionnent en circuit fermé, juste là pour provoquer une interrogation chez le visiteur. Des fluides circulent dans des tubes transparents posés au sol, de l’eau et de l’air injectés par deux pompes aux extrémités de l’œuvre. Le débit est puissant d’abord, puis les multiples bifurcations isolent, sectionnent l’eau en paquets, c’est que les bulles d’air poussent et ralentissent cette dynamique, surtout au centre avant de reprendre de la vitesse à son extrémité, les tubes sont moins nombreux et la pompe plus proche. En son milieu donc, des reflets, qu’on dit d’un aspect satiné, comme la crête des vaguelettes irisées par un soleil couchant. J’aurai pu rajouter le scintillement. Que c’est romantique ! Il n’y a pas que la grande voile blanche qui nous porte vers les métaphores marines. Mais on a dit que c’est non. Non !

Prendre du recul et regarder l’ensemble ais-je-dit. Grands et petits événements, le tout impulsé et régulé par les lois de la physique. C’est plus rassurant. Des ventilateurs, quatre pour le grand voile blanc et deux pompes pour la grande main. Puis deux autres installations placées aux extrémités comme un début et une fin, mais on ne sait pas dans quel ordre commencer. Elles aussi sont mues par les lois de la physique. Le gigantesque sac noir du haut tout gonflé par un unique ventilateur et les tubes verticaux baveurs en bas dont on ignore le mécanisme, c’est que tout est caché par un socle, c’est invisible, juste le cylindrique blanc, comme les tréfonds de la machinerie. La peau d’un côté, maintenue artificiellement en vie par un ventilateur sans la saleté attendue à l’intérieur. Pas de miasme. C’est pour plus loin, avec les grands tubes à essai qui n’ont pu être été activés par le grand voile. Ces tubes étroits et longs aussi bien que courts et larges. Ça pousse toujours autant et ça déborde de fait sans qu’on sache vraiment de quoi au final. Peut-être de tout ce qu’on cache, le sale en nous si absent du grand sac noir et bien présent ici. C’est que c’est si blanc à nos yeux, qu’à force on y pense plus. On aurait pu les unir en une même œuvre ? Et moins perturber les visiteurs ? Et alors pourquoi intituler les mondes flottants ? Et le grand œil au fait?

Comme une conscience l’œuvre de Dominique Blais, une sorte de métronome défaillant qui ne donne plus la cadence comme attendu. Un vrai dérèglement des sens. Ça a foiré à un moment et on n’a pas su quand. C’est devenu purement aléatoire. Faut alors s’arrêter, laisser le grand rectangle blanc onduler et les tubes au sol scintiller, les laisser continuer à faire leur travail, un travail de vie. Le superficiel et le moins, la vie de tous les jours. Rien que des éclats, des rires, des songes, des altercations, des engueulades aussi et des embrassades même, la vie quoi ! Boulot-dodo-amour et amour-boulot-dodo pour faire simple. Mais le tout ici est coincé entre le grand sac noir et les sécrétions blanchâtres et bulleuses. Alors sur le côté droit en entrant dans l’exposition et au premier étage donc, les disques bicolores. Le noir sur son axe qui tournoie et parfois entame de la matière du plus grand blanc. Vue et ouïe se sont disjoints et viennent juste se frôler de temps à autres. Ce crissement intermittent juste au niveau du sac obèse, au même étage, à une dizaine de mètres et sa purulence blanchâtre tout au début au rez-de-chaussée, bien plus écartée qui lui fait face, un cran au-dessous. Un face à face et un haut pour un bas. Comme un jeu de legos qu’on donne aux enfants et qu’ils n’ont pas voulu assembler, s’accordant un temps de récréation plus long, pour profiter encore, se disant qu’ils auront encore du temps. C’est si long toute une vie devant soi pour le faire. Au centre de l’exposition donc toute cette vie, celle qui passe, avec ce faisceau de tubes et ce grand voile blanc, la vie qui avance, qui court ou qui trépigne, ralentit et qui reprend son élan. Tous ces fluides en perpétuels mouvements, eau et air dans les tubes et air sous le voile blanc. C’est comme ça, tout le monde sait ce que doit être la vie, le mouvement en permanence. Et les deux bornes alors, le grand sac noir et les tubes blancs ? Début et fin ou l’inverse. Je ne sais plus et comme elles n’ont pas été réunies ... Cela aurait été plus simple : le contenant et le contenu comme l’ont dit des linguistes, non ? Le dégueulasse, l’inquiétant ou l’interlope (si on recherche du vocabulaire) dans son enveloppe noire et on jette le tout ! Tranquille comme ça et puis peu importe, ça n’a pas de sens. On en a convenu et puis on a oublié et on a continué quand même.

On ne peut rien contre les fluides.

Crédit Image : Hans Haacke, “Wide White Flow”, 1967-2017 – Courtesy de l’artiste, de la Biennale de. Lyon, 2017 Courtesy Paula Cooper Gallery © Hans Haacke / Artists Rights Society ARS © Blaise Adilon © Adagp

© Blaise Adilon

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