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La série Bioshock

Publié par - 27 novembre 2017

Catégorie(s): Jeux vidéo

Les pieds trop loin de la terre

Pour le grand public, les First Person Shooter (FPS) semblent automatiquement associés aux jeux de guerres à l’ambiance de Blockbuster. Grosse artillerie, univers manichéen et fortement américano-centré et massacres décomplexés semblent être l’essence même de ce genre de jeux. Certains, malgré tout, tentent régulièrement de sortir de ce carcan en proposant des scénarios plus approfondis. La vue à la première personne est souvent une mécanique très efficace d’immersion du joueur qui ne se contente plus seulement de contrôler mais qui s’identifie encore plus à son avatar. Cela peut constituer en soi une bonne occasion de faire vivre le joueur dans un univers à part et de lui proposer une expérience singulière. C’est ce qu’a compris le game designer Ken Levine en lançant la série Bioshock en 2007.

Bien que les deux cités offrent au joueur des réflexions sur des sujets différents. Rapture expose les effets d’un capitalisme anarchique, au libéralisme débridé, faisant du jeu une réponse au livre La révolte d’Atlas. Columbia quant à elle présente plutôt une caricature dénonciatrice de l’esprit américain, d’où le nom de Columbia, équivalent américain de la Marianne française. Mais les deux villes ont aussi pour point commun d’être l’œuvre d’un homme qui rêve d’échapper aux nations pour établir, à l’écart de celles-ci, un monde meilleur à l’image de son rêve. De plus, sur le principe premier de la fuite, échapper à la terre pour flotter au-dessus d’elle coïncide avec le périple des pionniers américains fuyant la persécution et muent par l’espoir de fonder une civilisation nouvelle sur un territoire béni des Dieux.

Rapture est fondée par Andrew Ryan, en référence à Ayn Rand, l’auteur de La révolte d’Atlas. La ville qu’il fait construire promet aux artistes, aux scientifiques et aux entrepreneurs une totale liberté, une échappatoire aux dogmes de la censure et des lois. Elle incarne ainsi la promesse de transcender la nature humaine. Le rêve de Ryan se forme dans une architecture au style Art Déco magnifiée par des néons rappelant l’Amérique des années 50. L'après-guerre, âge a priori d’espoir pour l’Amérique, semblait augurer de lendemains meilleurs que les décennies précédentes avant que l’hydre de la Guerre Froide ne vienne égratigner l’image d’un pays identifié à un paradis où la joie de vivre et l’espoir sont censé régner. Le rêve, dans le jeu comme dans la réalité américaine de l’époque, s’effondre.

Certes, des découvertes scientifiques prodigieuses sont faites, par exemple avec l’invention des Plasmides, capables de modifier l’ADN humain pour lui offrir de prodigieux pouvoirs. La cité est soutenue par une technologie impressionnante et une esthétique prodigieuse. Mais tout ceci au détriment de toute forme d’éthique et de morale : des enfants servent aux expériences des scientifiques, une partie des habitants vit dans une misère totale et les artistes, sans aucune règle ou critique, sombrent dans la folie au nom de la quête du Beau. Les exemples de l’artiste Sander Cohen, pour qui une personne dynamitée avec un piano est un chef d’œuvre, ou du Dr. Steinman, chirurgien esthétique obsédé par la perfection mutilant sans honte ses patients, sont explicites en la matière.

Andrew Ryan, obsédé par son idéologie et enfermé dans sa tour d’ivoire, confiné dans son bureau dont le mur est une vitre, refuse de voir les signes de cette déchéance et se distancie de son propre monde. Mais le joueur, en revanche, voit pleinement la réalité de son œuvre. À travers les yeux de l’avatar, qui est étranger à cet univers il est confronté à toute la folie, la destruction, la perversité et le malheur des habitants de Rapture, défigurés par les plasmides auxquels ils sont devenus accros. Rapture est un univers qui s’est autodétruit. L’utopie a implosé.

À l’opposé, on trouve la ville de Bioshock Infinite : Columbia, imaginée par le prophète auto-proclamé Zachary Comstock. Si avec Rapture, on est dans une fuite en avant, de par une idéologie transhumaniste et libérale, à Columbia, on est au contraire dans une vision passéiste et dictatoriale du monde. Une dictature guidée par la religion, à la fois à l’opposée des autocraties militaires du XXème siècle, de par la dominance de la foi plutôt qu’une idéologie politique, et en même temps fidèle à leur image, par l’instauration d'un système répressif ultra violent et l’usage d’une propagande continuelle.

Comstock imprègne son monde flottant au-dessus des nuages de l’esprit d’une Amérique du XIXème siècle, à la fois grâce à une architecture rappelant cette époque et par l’adoration maladive des pères fondateurs. Mais Comstock devient ainsi une caricature des États-Unis en exagérant le patriotisme de ses habitants, qui vont jusqu’à faire du racisme une norme mais aussi en dépeignant un système où les travailleurs, toujours dans la misère, en viennent aux mains pour avoir un peu de travail, à l’image des deux ouvriers à deux doigts de s’entre-tuer dans le quartier de Finkton Proper.

Lorsque le scénario de Ken Levine fait voyager le joueur dans le futur, il découvre un monde détruit par l’idéologie isolationniste du prophète, qui a formaté ses disciples pour qu’ils considèrent la terre ferme comme une nouvelle Sodome et Gomorrhe. Columbia est la terre sainte et ses habitants, les élus. La destruction de la terre par les flammes de Columbia se fait donc sous les yeux du joueur, comprenant qu’il n’a pas simplement vu une exagération des États-Unis, mais une plongée dans les origines de la nation américaine, à travers une version tordue de sa mythologie, pour saisir l’origine d’une idéologie non-humaniste et interventionniste. Mais la révolution d’une partie du peuple, les plus pauvres, habillés de rouge, peut empêcher cet avenir. A quel prix ? Celui d’un massacre qui n’épargne personne, pas même les innocents, et la mise en place d’une nouvelle dictature.

Entre le racisme, les disparités sociales de l’ancien ordre et la vengeance aveugle et autocentrée des révolutionnaires, aucun espoir ne semble permis car la division règne partout. Seul le joueur est en mesure de constater l’horreur que représentent ces deux possibilités aux travers de son avatar et sa relation avec le personnage d’Elizabeth. Eux seuls sont capables de rassembler et de faire preuve de compassion. Au final, malgré leurs sujets différents, le principal point commun des jeux de la série Bioshock est la dénonciation d’une forme d’utopie exposée comme une forme d’arrogance. Deux hommes rêvent d’échapper au monde pour fuir ce qu’ils y trouvent de plus repoussant, et ils entrainent avec eux de nombreuses personnes partageant ce sentiment. Mais l’œuvre étant à l’image de son créateur, les deux univers reflètent une certaine forme de vanité. Les habitants s'imaginent supérieurs aux autres et entretiennent divisions et disparités entre les hommes. La seule personne capable de mettre fin à ces cauchemars, c’est le joueur.

Ainsi, Ken Levine nous dépeint deux utopies à la fois similaires de par leur ambition, créer un paradis, et différentes de par leur méthode, l'une se coupant du monde et l'autre aspirant à le remplacer. Au-delà des réflexions et techniques divergentes d'une cité à l'autre, le joueur peut saisir le principal point commun entre ces deux utopies vouées à l'autodestruction : le fait de n'être le reflet de l'imaginaire que d'une personne qui aspire à échapper à la terre, monde de souffrance, pour atteindre un bonheur finalement égoïste et sans avenir.

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