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VFX : l'apothéose du mensonge ou néo-Lascaux?

Publié par - 11 janvier 2018

Catégorie(s): Cinéma

On ne remarque que ce qui ne fonctionne pas, n’est-ce pas ? Un acteur qui joue mal une scène, le déplacement trop "flottant" d’un personnage animé, un geste mal rythmé, un objet qui ne respecte pas les lois de la physique. Notre œil perçoit vite ces erreurs. On ne nous fait pas facilement croire au réel.

Mais lorsque tout fonctionne, lorsque l’écran a réussi à nous faire oublier ses deux dimensions (les mêmes que celles des enluminures du Moyen-Âge), nous nous laissons facilement emporter par le flot du récit. Une animation de personnage est réussie quand on voit un personnage vivant et non plus une image animée. Un jeu d’acteur est réussi quand le spectateur se transpose dans le personnage incarné. Un FX est réussi quand il devient invisible, une fois sa technicité disparue. Les tourbillons de fumée au passage de l’avion nous assure de l’existence de cet avion dans le monde du récit et, mieux, ses vortex hypnotiques élèvent l’instant vers le magique que David Lean appelait "moment de grâce".

Une astuce de réalisateur consiste à faire interagir décor et personnage (la scène d’introduction des héros de Monsters & Inc et le poteau de rue). Ce subterfuge fonctionne aussi bien pour un film qu’un jeu vidéo. Les productions "pressées" n’ont pas de temps et d’effort à dédier à ces apparents détails mais, le cœur du travail de création d’un personnage et la crédibilité d’un monde passent par ces interactions. C’est la tâche, parmi d’autres, du VFX. Un personnage 3D approche son visage d’un véritable acteur ? Obligation de se souvenir que la lumière réfléchit les ombres. Les réflexions de la 3D affectent le visage de l’ acteur et vice-versa : on créera un visage factice de l’acteur réel, invisible à la camera, mais dont les formes et la matière agiront elles aussi sur la 3D. Car ne l’oublions pas, sans cela, le visage du comédien ne sera qu’une image plate vivant seule avec elle-même. Subtilement, en passant en-dessous du radar de la conscience du spectateur, on ne remarquera pas ces FX, mais nous croirons en ce que nous voyons dans la scène.

Nous sommes proches de la prestidigitation, de la magie qui ne consiste pas à mentir, mais à accentuer certains aspects de la réalité pour manipuler la conscience. Nous ne sommes pas loin de la politique non plus. Aussi, nous serions facilement tentés de prendre le VFX comme un art du mensonge et de l’esbroufe capable d'estomper par ses exubérances les faiblesses du scénario (phénomène trop fréquent hélas). Les effets spéciaux nous parlent en fait de notre perception du monde.

Mais de quels genres de VFX parlons-nous ? Ils ne servent pas tous les mêmes buts.

D’abord, il y a les FX qui pallient à un manque de moyen ou des difficultés de réalisation (on ajoute de la neige dans un décor filmé en automne par exemple). Ou bien on provoque une pluie torrentielle qui, tournée en prise de vue réelle, ruinerait le matériel de prise de vue, créerait des traces sur le sol, tâcherait les décors et les costumes et étoufferait l’intensité lumineuse du matin ou de fin d’après-midi, la meilleure de la journée. Cette pluie est tout aussi probante ajoutée en post-production et finalement plus simple à domestiquer (intensité, aspect, etc.).

Une autre orientation potentielle du FX concerne l'humain. L’acteur a vieilli, et disons-le, trop forcé sur l’alcool la veille du tournage ? Nous ajusterons ses yeux lourds et ses rides faciales en post-prod. Tournons cette scène de voiture dans un garage bien sûr, pourquoi alourdir son budget en montant une caméra sur une vraie voiture ? Toute production économise et resserre son budget sinon, le réalisateur serait tenté de fabriquer un monde véritable pour y filmer son histoire. Car c‘est bien le but inavoué du réalisateur : recréer un monde dans lequel se développe une aventure (faire un film en est une en soi).

Et puis, il y a les FX qui soulignent un aspect de l’histoire. Le souffle de l’explosion et son action dévastatrice, sur les êtres et les objets, insère de l’épique dans la scène et étourdira le spectateur pour quelques temps, afin de le faire basculer plus sûrement dans l’acceptation du récit. Le surgissement inattendu d’un navire des profondeurs de l’océan avec son explosion d’écume, marquera l’esprit comme une expérience véritable. D’autant plus si cela n'a jamais été vu ailleurs sauf en circonstances exceptionnelles (et les accidents, catastrophes ou  guerres ont cette tendance perverse à nous fasciner justement pour ces raisons).

L'humain a soif de ces moments d’intensité. Mais pas que.

Chaque histoire nous raconte une vision du monde, dresse sa mythologie et nous éclaire sur un légendaire possible. Les histoires les plus universellement partagées sont celles qui racontent ce qui nous touche tous : principalement des histoires de transcendance, de rituels de passage à l’âge adulte (Star Wars) et des histoires de famille (Game of Thrones, Star Wars, Le Parrain etc...) qui évoquent ces liens invisibles qui nous lient.

L'intensité dramaturgique induite par le sujet s’exprime souvent à travers une expérience visuelle et auditive, exploitée au bon moment par le cheminement de l’histoire. Le scénariste et le réalisateur en font leur but premier. Les fils narratifs sont tressés pour mener à ces expériences qui donnent toute la valeur à l’œuvre. Il faut cadencer l’action pour nouer tous ces fils au bon moment. Plus que le résultat d’un développement logique, l’émotion se crée par une harmonisation des techniques et peut aussi se matérialiser par le VFX, effet visuel par définition, qui trouve sa pleine expression en rythmant aussi la narration. Ici les tourbillons de neige, ici les scintillements de l’eau sur le lac, ici trois explosions (Trois fonctionne toujours très bien en film, nous explique Ridley Scott, boom, boom, kaboom - l’explosion du vaisseau dans Alien – le rythme comme langage).

Enfin il y a le dernier niveau des FX, celui ou acteurs et décors sont tous digitaux, tous inventés, comme le superbe César de La planète des singes. Motion capture il y a certainement, mais quel travail pour arriver à ce niveau d'illusion et quelle profonde compréhension du cinéma ! Certains acteurs de mocap s’attribuent la propriété de ces résultats. Je ne citerais pas ici l’acteur fallacieux qui a été utilisé pour le mouvement de Gollum et qui s’attribuait l’excellence de l’interprétation. Il oublie juste la flopée d‘animateurs, de riggers, de modelers et d’artistes qui avaient mené à bien ce travail remarquable. Soit il n’a pas compris sa faible importance dans le processus, soit il vole simplement le travail des autres.

Vous connaissez, bien sûr, cette étape de la crédibilité d’un personnage, appelée the Uncanny Valley (la vallée étrange, improbable voire bizarre). Principe qui illustre le fait que dans notre reconnaissance d’un personnage fabriqué, robot ou personnage animé, nous ne croyons en lui que s'il est franchement stylisé, abstrait, caricaturé, comme Mickey, ou s’il est absolument réaliste. Mais entre les deux, nous percevons ces personnages approximativement humains, comme grotesques, effrayants même. Nous sommes incapables de croire au « presque humain ».

Qu’est-ce que nous raconte l’humain ? Est-ce seulement une question de grain de peau, de reflet dans les yeux, d’une micro expression, de muscles bruissants sous la peau ? C‘est bien sûr une synergie de tout cela, mais c'est aussi beaucoup plus. Les IA de reconnaissance faciale s’appuient sur les quelques centaines de caractéristiques qui nous font reconnaître un visage (écartement des yeux, dimensions, couleurs, distance des sourcils etc...). Une check-list à remplir donc. Mais plus encore, d’autres aspects nous renseignent sur le personnage : le mouvement des yeux (les animateurs utilisent le PNL qui cartographie les zones vers lesquelles nos yeux pointent lorsqu’on pense à certaines choses passées, présentes, futures, visuelles, auditives, etc…), des micro-expressions qui trahissent des réalités intérieures (les narines du nez se soulèvent sous la colère, le clin d’œil sans rotation des yeux d’Hannibal Lecter...), les muscles (des muscles très sollicités ont généralement moins de souplesse car une tension constante les restreint), la posture du squelette (les félins n’ont pas de clavicules ce qui fait ressortir les épaules du pied porteur), la peau (deux types de reflets : une spéculaire de petit diamètre qui parle de l’humidité de la peau et une plus large qui raconte la graisse naturelle de l‘épiderme), la compression des chairs sur un objet saisi (elles ne perdent jamais leur volume, elles vont s’étaler autour du point de pression), bref, une checklist très longue mais nécessaire car elle permet à notre cerveau d’accepter et de valider ce que nous voyons comme une réalité incontestable.

Tout cela suggère une nouvelle question : est-ce géré par l’ordinateur ou par un travail humain ?

Cela dépend du type de mouvement : en VFX les animations de personnage ne sont pas pilotées par des algorithmes mais par une combinaison de travail d’animateurs et de captures de mouvements (s’il est question d’animation réaliste, la capture de mouvements permet un gain de temps considérable pour retrouver la subtilité des certains micro-mouvements humains). Ce travail sera appuyé par d’autres types de VFX (pilotés par code, ceux-ci) qui aideront à simuler tout ce qui est régit par la physique pure : retard dans les parties graisseuses de la peau, mouvements des tissus, des cheveux, glissement des muscles sous la peau, plis de peau sous la tension des expressions, etc... L’animation, qu’elle soit "mocap" ou faite main, raconte toujours une intention qui contredit la physique pure : nous levons un bras pour appeler un taxi, contre les lois de la gravité, mais nous le rabaissons par économie d’énergie quand le taxi arrive. Puis, nous ralentissons la chute afin d’éviter un choc douloureux. L’animateur sait retranscrire tout ceci, c’est son travail. Mais muscles, graisses, peaux, cheveux au vent, sont des éléments délicats à animer manuellement car ils requièrent un timing précis pour être crédibles (condition qui renseigne sur leur poids et rigidité). Cela par contre, l’ordinateur le fait très bien. Donc, quand un acteur prend un coup qui le rend inconscient, il devient soumis au lois de la physique, privé d'intention, car l’intention est toujours en travail contre les règles physiques qui régissent notre univers. Il tombe tel un pantin, piloté par la mécanique pure du logiciel (ou celle du monde physique). Nous croirons à cette chute tant que l’on veillera à entrer, dans le modèle informatique du squelette, les limites de rotations d’os et les ralentissements dus aux positions extrêmes qui provoquent des tensions musculaires, les taux de rebondissements de chaque parties du corps, etc... Une tâche laborieuse, humaine, où le technicien ajuste os par os, sans algorithme, mais par tests et essais. On oublie souvent ce travail fastidieux dans l’élaboration du réalisme d’une scène. Gollum est le travail d’une équipe.

Mais l’Uncanny Valley n’a pas besoin d’être franchie pour qu’on croit à un personnage ; Mickey est réel dans son monde. Son abstraction est sa garantie de crédibilité car nous allons le juger sur son respect des règles intrinsèques à son monde. Mais l'écueil de l’Uncanny Valley évité, nous voulons plus, nous voulons le réalisme absolu. Par extension, nous espérons un monde similaire à la Matrix. Le réel recréé de toute pièce afin d’achever ce rêve qui a hanté tous les hommes :  être son propre demiurge mais également devenir créateur d’êtres humains et créateur de mondes. Souvenons-nous qu’au début des jeux vidéo, nous savions très bien, nous, professionnels, la finalité de tout ça. Il s’agissait bien d'inventer un monde complet, vivant, il s'agissait véritablement de recréer la matrix, un univers en soi.

Mais n’oublions pas que le dessein de tout film est de raconter une histoire. Et qu’est-ce qu’une histoire sinon raconter le monde et donner un sens à celui-ci ? Savoir, par le récit, notre place dans le monde et ce que nous devons y faire. La tentation de raconter sa version du monde, aussi peu universelle soit-elle, est grande. La tentation d’influencer les esprits, qu’on se dit en besoin d’éducation, l’est encore plus.

Les peintures des Grottes de Lascaux racontent en détail ces animaux qui ont fasciné nos ancêtres. Les hommes, eux, ne sont représentés que par des lignes simplistes, il n’est même pas question de visage, d’identités spécifiques. Une main aux contours "soufflés", tout au plus essentialistes, symbole d’une humanité universelle. Mais les animaux sont si admirablement détaillés :  les profils de la roche ont été utilisés pour retranscrire l’anatomie du bestiaire ; ici une hanche, ici une épaule. Bref, on parle ici de ce qui était important : dire une fascination pour des êtres aux dimensions et aux forces surhumaines. Nous faisons la même chose avec un film. Nous parlons constamment de transcendance, d’imminence et nous en faisons le sacre. Là où le VFX nous aide, c’est dans la possibilité d’imaginer un état existentiel qui n’existe pas encore, un état de jamais vu, vierge de tout acte créatif et qui nous oblige ainsi à un regard neuf. Le même regard que nous portons au réveil sur notre chambre, quand la mémoire ne nous a pas encore rappelé l’endroit.

Lors de l’avènement du caméscope, au siècle dernier, Coppola prédisait que bientôt n’importe quelle petite « grosse » (ses termes, pas les miens) pourrait faire un film. Nous y sommes, n’importe qui peut faire un film sur un téléphone. Et n’importe qui le fait, mais n’est pas narrateur qui veut. Raconter, passer un message, taper dans le mythe et le renouveler, nécessite un  travail d’honnêteté. Céline en parlait clairement : "si tu veux quelque chose, il faut mettre ta peau sur la table, sinon tu n’as rien". Se mettre à nu, aller chercher la Vérité est un acte quasi shamanique. Mettre cela en image demande un travail que peu de jeunes prétendants à la fabrication d’image de synthèse soupçonnent : tout étudiant de 3D se casse les dents sur l’apprentissage des VFX et de la narration. C’est une discipline difficile, obscure, technique, une véritable initiation à la magie, avec ses tests et ses épreuves (comprendre voxel, vorticité, wavelet, Cops, Chops, cell size, rotationPP etc. et les appliquer pour qu'un petit nuage de fumée fasse ce qu’on lui demande n'est pas mince affaire). On franchit ces portes comme on passe différents stades d'une initiation, par l’épreuve d’un travail difficile. Car le logiciel se refuse toujours à faire ce qu’on attend de lui. Il y a ceux qui surmontent ce cap et ceux qui restent de l’autre côté. Les VFX demandent d’apprendre, de pratiquer, de s'exercer et de réapprendre encore car les techniques évoluent vite.

Mais nos valeureux étudiants, soucieux de recréer un morceau du monde dans un plan bien construit, finiront peut être par atteindre l’esprit du spectateur en combinant richesse visuelle portée par un mouvement crédible et dramatisation par le choix d'un angle de vue expressif pour imbriquer adéquatement le résultat de cette somme dans l’histoire. C'est à ce prix qu'ils deviendront véritablement des « shamans ». Des créateurs capables d'ouvrir le champ des possibles, d’univers utopiques et d’autres façons de voir le monde. Ils auront acquis la compétence pour s’adresser à nous, au-delà des mots, et ils seront aptes à transmettre une énergie qui nous transforme, parce qu'elle hantera nos esprits bien après le temps d’une lecture.

César, de La planète des singes, atteint certainement ce but. Ses regards, CGI, ses attitudes animées, ne transcendent-elles pas les frontières de l'acting et du VFX ? Nous n’y croyons que parce que le personnage adopte les règles de notre réalisme mais aussi parce qu’il est présenté justement dans un contexte qui parle de l’humanité là où on ne l’attend pas. Et son humanité fabriquée de toute pièce ne nous éclaire-t-elle pas un instant sur notre propre humanité ? Nous sommes convaincus. Là est également le danger. On verra un jour un être VFX si bien fait que nous le croirons et ce qu’il nous dira aura intérêt à avoir un sens bénéfique. Car bon ou mauvais, le Beau donne l’impression de Vrai. Choisissez bien vos « shamans ».

Crédit photographique : Copyright 20th Century Fox

 

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