Une femme douce
Publié par Stéphane Charrière - 23 janvier 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Les sorties Blu-ray/DVD sont souvent l’occasion de séances de rattrapage. C’est le cas avec Une femme douce, le nouveau long métrage de fiction réalisé par Sergei Loznitsa, présenté à Cannes puis sorti pendant l’été 2017 en salles. Le titre est évocateur pense-t-on. Mais ce serait oublier qui est Loznitsa, réalisateur réputé pour ses documentaires qui, derrière une abstraction apparente, soulignent le plus souvent l’absurde qui naît de la rencontre entre l’humain et une mécanique qu’il a mise en place et qui le dépasse désormais.
Loznitsa a étudié le cinéma à Moscou pendant les années des bouleversements politiques et sociaux. Cette expérimentation d’un réel métamorphosé qui convoque l’étrange dans la réalité quotidienne de la population russe constitue le socle de son travail. Une femme douce, sa troisième œuvre de fiction, sortie en catimini le 16 août dernier en salles, rejoint cette problématique. Sans vouloir pour autant devenir une réflexion formelle sur le cinéma de Loznitsa, Une femme douce, osons le dire, est un film étrange.
Sentiment qui naît des émotions que le film nous fait vivre. Le spectateur est à la fois subjugué par la mise en scène, abasourdi par le contenu narratif et désarçonné par le virage esthétique et structurel que prend le film dans son dernier quart. Reprenons : Une femme douce, comme le suggère son titre, est l’histoire d’une femme dans la Russie d’aujourd’hui. Elle vit seule depuis que son mari a été incarcéré. Un jour, un colis qu’elle lui a envoyé revient avec pour seule indication : « retour à l'expéditeur ». L’étrange ici a tout d’un phénomène inquiétant au regard du manque de transparence des autorités quant à la situation des détenus. En quête d'une explication, elle décide de se rendre à la prison située dans une région lointaine et reculée, soucieuse de comprendre la situation. S’enclenche alors une déambulation kafkaienne faite d’obstacles en tout genre (de l’humain à l’administratif en passant par la logistique des transports).
C’est justement en ce point précis qu’Une femme douce séduit. Dans cette manière de coller au plus près d’une réalité tellement improbable que la mesure étalon du quotidien russe devient une figure de l’absurde. Le film se construit autour de multiples rencontres, parfois très brèves, qui définissent une situation politique et sociale des plus troublantes. Une scène illustre magnifiquement le processus. La jeune femme rentre chez elle après avoir récupéré le colis à la poste. Elle prend le bus. Une file d’individus attend son arrivée avec discipline et une patience faite d’abnégation toute locale. Ne pas se plaindre, le service de bus n’est peut-être pas ponctuel et se soumet aux règles de l’aléatoire mais il existe.
Les voyageurs s’installent tant bien que mal pour un trajet plus ou moins long. Les individus sont serrés les uns contre les autres et le paquet transporté par notre héroïne prend un peu de place, trop au goût de certains. Une remarque fuse, puis une autre et par ricochet, les échanges verbaux gagnent l’assemblée. Du paquet gênant, il ne reste plus grand-chose à la fin de la discussion. Une femme douce a procédé ainsi à un déplacement d’un problème individuel à une situation collective, nous sommes donc passés de l’observation d’un cas à l’auscultation d’un débat sociologique et politique sur la Russie. De la même manière, et pour que l’absurde qui régit le quotidien de la population, véritable fil conducteur du film, irrigue la mise en scène, Loznitsa structure sa séquence autour d’une architecture aux accents surréalistes qui n’est pas sans rappeler le cadavre exquis.
Suivront d’autres séquences du même ordre : discussion avec une postière, un mafieux local, une militante des droits de l’homme, etc. Elles s’égrèneront jusqu’à ce que le film plonge dans un état onirique indexé sur le rêve de la jeune femme une fois celle-ci assoupie dans le hall d’une gare. Le rêve est, par une définition toute freudienne, l’expression d’une activité mentale d’analyse. Il est révélateur d’une vérité individuelle. Dans celle-ci, la jeune femme se rêve sous la forme d’un spectre qui habite le théâtre du monde qu’elle a croisé dans la réalité de son périple. Plusieurs regards caméra nous invitent à la rejoindre dans ses projections cérébrales pour faire corps avec le mouvement du film et de sa pensée. Dès lors, le spectateur se retrouve propulsé, comme l'héroïne, sur la scène d’un procès de comédie qui n’a rien de divine dans la mesure où l’espace se réduit à l’enfer et au mieux au purgatoire. Mais il ne peut être question de paradis.
C’est alors que tous les « acteurs » de ce voyage au bout de l’enfer russe sont réunis autour d’un banquet où chacun s’exprime sur la réalité approchée dans la première partie d'Une femme douce. La vérité, ou en tout cas la compréhension des situations rencontrées, émerge dans l’interstice qui se trouve entre la représentation de la réalité et l’interprétation de cette représentation. Le film fut beaucoup « attaqué » pour cette dernière partie. Excessivement sans doute. Mais cet excès était avant tout la marque d’une déception à l’encontre d’un film parti pour être un chef-d’œuvre absolu et qui, dans son incartade baroque, rentre dans le rang. Il n’empêche qu’Une femme douce, à l’image de La fin de l’homme rouge (formidable ouvrage de Svetlana Alexievitch), relève du portrait d’une nation qui n’en finit pas de subjuguer par ses excès, ses travers et ses particularités identitaires et culturelles.
Pour ce qui est de l’aspect technique de ce Blu-ray, il est en tous points parfait. Certes le film est récent mais il n’en demeure pas moins que la qualité de l’image tend à rejoindre l’impression de visionnage vécue lors de la projection cannoise du film.
Un regret : un seul complément. Un court entretien avec Sergei Loznitsa. Il a cependant le mérite de nous permettre d’appréhender sa perception de la réalité russe et de certaines de ses intentions filmiques. Hélas, la rencontre filmée reste assez vague sur les intentions du cinéaste pour ce qui est de cette orientation « baroque » des dernières scènes.
Crédit photographique : Copyright Sergei Loznitsa - Slot Machine / Copyright Haut et Court / Copyright Grandfilm
Supplément : Interview de Sergeï Loznitsa (23 min)