Steven Spielberg fait partie de ces réalisateurs connus de tous. Chacun de nous a vu au moins un film. Cela s’explique certainement par le fait que, en plus d’un savoir-faire certain et d'une carrière relativement conséquente désormais, le réalisateur ne se limite pas à un ou plusieurs genres cinématographiques. Il navigue avec aisance entre le divertissement pur (Hook), le film de guerre (Il faut sauver le soldat Ryan), le film d’espionnage (Le Pont des Espions), le drame historique (La liste de Schindler, Munich), la science-fiction (E.T, La guerre des mondes) voire même le biopic (Lincoln). Pour son dernier film en date, Pentagon Papers, Spielberg semble se servir de l’expérience acquise au cours de ses pérégrinations cinématographiques pour obtenir un récit historique à la croisée des genres plaçant Katharine Graham, directrice du Washington Post, au centre d’un monde en pleine mutation.
Le film commence en 1971, en pleine guerre du Vietnam, dans un camp de jeunes soldats américains. Les plans sur leur préparation semblent suggérer un film de guerre. Mais, au milieu des combattants, on découvre une machine à écrire de couleur vive. S'ensuit une scène de combat au milieu de la nuit où les soldats se font massacrer sans que l’ennemi ne soit visible, caché dans la jungle. Après le carnage, Daniel Ellsberg, analyste envoyé par le secrétaire à la défense, se sert de la fameuse machine à écrire. Cela situe son personnage et il devient le dénonciateur ou le rapporteur des atrocités. La machine à écrire, quant à elle, s'est transformée en arme à l'égal de celles utilisées par les soldats. Ellsberg transmet ses conclusions au secrétaire McNamara en personne, très en colère car conscient de l’échec du conflit. Pourtant, face à une armée de journalistes, le politicien déclare, sourire de rigueur affiché, que l’Amérique gagne la guerre. Dépité, l’analyste s’en va, ignoré de tous. En dépit des réalités et des souffrances qui découlent de certaines décisions, une certaine élite politicienne préfère filtrer l’information et mentir au public.
Le premier thème de Pentagon Papers est ainsi exposé dès ses cinq premières minutes. L’hypocrisie contamine le monde du film et les médias sont méprisés par le pouvoir politique. C'est donc tout naturellement vers le journalisme qu'Ellsberg décide de se tourner pour faire éclater la vérité. Lors de ce retour en Amérique, le film semble changer d’orientation et basculer vers le film d’espionnage. Les signes ne trompent pas et inscrivent la narration dans une tension dramaturgique sans équivoque : un jeune journaliste transporte messages et documents entre le New York Times et une chambre d’hôtel gardée. Tels des espions, les journalistes doivent présenter leur carte de presse comme le ferait un agent du gouvernement pour investir les lieux ou bien utiliser plusieurs téléphones à la suite pour communiquer en toute sérénité et faire leur travail. Le journalisme censé représenter, dans la pensée américaine, un monde de liberté totale ou un contre-pouvoir politique, nous est dépeint ici comme une forme de résistance. À ce titre, Pentagon Papers s'inscrit dans la lignée de films où le journaliste apparaît comme le garant de certaines valeurs démocratiques et motivé par un souci de vérité. On pense à Good Night & Good Luck de George Clooney et, bien sûr, en raison de l’époque évoquée, au film de Pakula, Les hommes du président.
Les manœuvres de l'élite politicienne ne sont révélées aux spectateurs qu'au moment où les journalistes eux-mêmes les apprennent. On notera dans le même registre que les plans de Nixon sont pris uniquement depuis l'extérieur de la maison blanche. Spielberg a choisi son camp. La quête de vérité de la presse prend des allures de combat essentiel à l'image d'un David contre Goliath. Au cœur de ce combat, une personne semble être déterminante pour l’issue de la problématique soulevée : Katharine Graham, directrice du Washington Post. Femme de son temps, absolument pas préparée aux responsabilités qu’implique son nouveau poste, Mme Graham se voit contrainte, par les investigations de son rédacteur en chef, Ben Bradlee, de prendre des décisions importantes pour l’avenir de son journal. Doit-elle soutenir Bradlee dans sa croisade face au gouvernement ? Ou bien doit-elle protéger l’héritage de sa famille, le Washington Post, en s’inclinant devant l’élite au sein de laquelle elle a grandi ?
Spielberg se sert d'un récit, mêlant intrigues politiques, histoire de famille et une petite dose d’humour, pour ouvrir une réflexion sur une période où l’Amérique est en pleine mutation. Les mœurs changent, les générations s’opposent. Dans un temps où l’on montre les hommes parlant politique dans une pièce, et les femmes de ragots dans une autre, Katharine est filmée gravissant un escalier, entourée de divers personnages féminins, jusqu’à une grande porte qui s’ouvre sur une cohorte d’hommes d’affaires. La directrice est ainsi érigée en modèle de vertu et d’abnégation. Impossible d’ailleurs à propos de cette image de ne pas songer aux débats récents sur l’inégalité hommes/femmes dans le monde du travail. Ainsi, par un phénomène de transcendance temporelle, Pentagon Papers et son personnage principal féminin, pour une génération de femmes d’hier et d’aujourd’hui, fait figure de symbole.
Elle a le choix. Elle doit décider d’une attitude qui aura des conséquences sur une posture morale qu’elle incarne : doit-elle rester loyale envers ses amis de l’élite dénoncés par les Pentagon Papers ? La décision n’est pas simple, elle sera lourde de sens. Ce choix, elle le sait, relève de ces situations qui, une fois assumées, modifient les destinés. Elle regarde avec nostalgie des photos de ses amis politiciens avec qui elle dînait autrefois. Ces mêmes personnes dont elle voit, avec le spectateur, les visages vilipendés par les pancartes de jeunes manifestants. Le symbole est d’autant plus fort que la pancarte mise en avant par la caméra représente John. F. Kennedy, figure des plus puissantes dans l’imaginaire américain. Katharine se rend petit à petit compte, et cela se sent à travers ses dialogues nostalgiques sur son bonheur passé, que son monde n'est plus. Kennedy est mort et avec lui, les dernières traces d’une utopie ancestrale. Les mouvements pour les droits civiques sont passés par là et la guerre au Vietnam est un fiasco. Le rêve, né dans l’issue de la seconde guerre mondiale, d'une Amérique prospère et garante de la Liberté dans le monde, semble s'effondrer pour révéler un difficile constat : le Mal gangrène également la terre bénie des Dieux.
Ainsi, Pentagon Papers présente plusieurs schémas narratifs et donc différents niveaux de lecture avec pour fil rouge, l’avènement du Washington Post. La dernière scène montre le fameux immeuble du Watergate en pleine nuit. Pentagon Papers pourrait faire figure de préquel au film de Pakula, Les hommes du président. Il laisse même au spectateur la liberté d'imaginer une trilogie journalistique sur la chute de Richard Nixon à travers ces deux films et le Frost/Nixon de Ron Howard.
Pentagon Papers nous raconte finalement un drame qui vire au tragique : l’histoire personnelle contrariée par l’histoire avec un grand H. La famille Graham incarne à elle seule la rupture générationnelle qui résultera de cette époque. En témoigne le plan où Katharine Graham et sa fille, l’une face à l’autre, débattent. La mère boit un thé tandis que la fille lit le journal pour matérialiser une splendide figure de l'incommunicabilité. Les Pentagon Papers sont ainsi le Mc Guffin qui enclenche un changement sociétal et Mme Graham, une femme ordinaire devenue rouage d’une mécanique qui échappe à sa seule volonté.
Crédit photographique : Copyright Universal Pictures International France