Cronenberg et la mutation de la chair
Publié par Sacha Debard - 14 février 2018
Catégorie(s): Cinéma
Environnements aseptisés, glauques, parfois réalistes, la filmographie de David Cronenberg ne laisse pas le spectateur indifférent. Le travail de Cronenberg peut souvent être comparé au monde dans lequel nous vivons et pose les bases d'une réflexion sur notre rapport à la technologie. La spécificité première du cinéaste tient dans le rapport entre l’homme et la machine sans s’inscrire dans un clivage entre les « organiques » d’un côté et les machines de l’autre, comme on pourrait le retrouver dans l’univers apocalyptique de Terminator. Chez Cronenberg, la limite entre les deux entités est très fine, presque indistincte et en mouvement lorsqu'elles se mélangent. L'essentiel de la narration reste souvent externe aux personnages. Ainsi, Cronenberg marque une préférence pour incarner le rapport homme-machine par le manifeste de l’être, le corps. Comme la partie visible de l’iceberg, la forme (le corps) est le fond qui remonte à la surface (l’esprit). Le corps et la machine sont en constante métamorphose, en mutation et Cronenberg n'a de cesse d'explorer l’évolution des rapports au fil de ses films.
Dans les années 80, le rapport homme/machine s'établit par l'intermédiaire d'un événement accidentel mis en branle par l’action d’une instance supérieure, et se manifeste par le changement d’apparence des personnages qui subissent les bouleversements du monde. Dans La mouche, la machine ne fait qu’être le médium qui amène à la mutation de Brundle (Jeff Goldblum). Et quelle mutation ! Au contraire de films d’horreurs canoniques aux codes bien spécifiques, La mouche marque les esprits par cette «évolution trouble» de Brundle, scientifique audacieux, un peu comique et attachant qui prête à la technologie des vertus «purificatrices». Pour user de termes transhumanistes, Brundle est, au départ, cet humain enrichi par différentes spécificités qui voisinent avec les aptitudes nouvelles de Peter Parker dans Spider Man (Sam Raimi, 2002). Autrement dit, dans un premier temps, seules les vertus et caractéristiques positives de l’animal sont mises en lumière par la mise en scène. Mais Cronenberg sait que toute médaille a son revers. Ainsi, ce qui apparaît tout d'abord comme un progrès devient un phénomène régressif qui souligne la domination de l’animal sur la raison. Les plans se situent alors à la limite de l’écœurant. À titre d’exemple, citons les séquences ou il perd des parties de son corps (ongles, dents). Ou encore tous ces passages dans lesquels il se goinfre de sucreries. L'image du phénomène n'est pas sans évoquer le Nabuchodonosor de William Blake.
Trois ans plus tôt, c’est le rapport à l’image télévisuelle que Cronenberg interroge dans Videodrome. Il se penche sur cette limite qui sépare le réel et le virtuel exploités par la télévision (et les snuff movies) à travers laquelle s'expriment à la fois ce qui éloigne et réunit ces deux principes. Dans ce film, chacun se rapproche en prenant la forme de l’autre dans le but d’accéder à cette «nouvelle chair». Il y a d'une part les hommes qui entrent dans le virtuel et se désolidarisent du réel comme le Professeur O’Blivion qui ne s’adresse aux autres qu’au travers de cassettes vidéos. Et il y a d'autre part, le virtuel qui prend chair dans cette forme organique et mouvante (cassettes vidéos qui palpitent, écrans cathodiques qui deviennent souples et charnels, signal TV qui implante au spectateur de nouvelles parties cérébrales). Une fois de plus, c’est par le prisme de l'individu que se vérifie le processus. Dans ce film, le personnage de Max Renn (James Woods), au départ, éprouve ses modifications internes sous forme de supposées hallucinations qui n’apparaissent que lorsqu’il est devant son téléviseur (la scène sadomasochiste entre Max et la télévision qui retransmet les souffrances de Nicky interprétée par Deborah Harry).
À compter du moment où, comme Max, nous n’avons plus de repère entre ce qui est réel et ce qui est virtuel, les transformations corporelles ne sont quasiment plus distinctes, la fente du ventre de Max devient un magnétoscope et le pistolet fusionne avec la main qui le porte. Bien évidemment, cela dans une atmosphère gore que Cronenberg chérit.À partir des années 90, chaque partie de cette dichotomie sera développée dans chaque film. C'est plus particulièrement visible dans Crash et eXistenZ, dans lesquels cette avancée vers la mutation se fera par la mutilation des corps. Dans Crash, c’est sous les auspices d’une petite communauté de personnes fascinées par les accidents automobiles, menée par Vaughan (Elias Koteas) qui, dans des spectacles illicites, reconstituent les grands accidents de la route (James Dean, Jayne Mansfield), au péril de leur intégrité physique, voire de leur vie. La communion entre l’homme et la machine ne peut se faire réellement que par cette violence, c'est en tout cas ce que Vaughan prône. Quand ils n'effectuent pas de dangereuses manœuvres sur les autoroutes, ils regardent, avec une fascination déstabilisante, des vidéos de crash test, comme d’autres regarderaient un porno. Vaughan, lui, y trouve un message messianique : «la reconstitution du corps humain grâce à la technologie moderne». Une micro-société dans laquelle fait irruption le couple de protagonistes principaux, James (James Spader) et Catherine Ballard (Deborah Kara Unger). Un couple en pleine misère sexuelle qui trouve dans cette nouvelle pratique un moyen d’atteindre un certain seuil dans la volupté.
Au contraire de la décennie précédente, Cronenberg approche l’assimilation du corps humain à la machine par le désir, celui qui naît dans la volonté délibérée de ses personnages de ne faire qu’un avec le mécanique. Cette détermination nous est déjà suggérée dès la première séquence du film. Dans celle-ci, Catherine pose son sein sur la tôle d’un avion dans une attitude maternelle puisqu’elle donne l’illusion, dans sa posture, d’allaiter un nouveau-né. De la même manière, le dessein évoqué sera accidentellement mis en pratique par James lors de sa première collision avec Helen Remington (Holly Hunter). On verra dans la jambe cassée de la jeune femme une forme hybride, une figure de la mutation de l'individu en machine au milieu de cette ferraille thérapeutique.
À partir de cet instant, la machine devient une obsession, une fascination morbide où l’on vient à caresser les carrosseries comme les plaies des rescapés, signes de leur métamorphose. Pour Vaughan, l’accident n’est pas destructeur, il fertilise une nouvelle chair, une nouveau corps. La représentation la plus visible de cette «évolution» est le personnage de Gabrielle (Rosanna Arquette), tenue par des attelles et un soutien pelvien comme un exosquelette qui fait partie d’elle, ne faisant qu’émoustiller d’avantage les sociétaires de ce microcosme.
Cette pratique de la mutilation des corps pour se rapprocher de la machine, qui n’était que rituel tribal, devient alors quelque chose de beaucoup plus institutionnalisé dans eXistenZ. Le film décrit un monde dans lequel le jeu vidéo a pris une importance vertigineuse et devient le garant de l'équilibre de l’humanité. Ceux qui ne jouent pas sont marginalisés et hors de la norme, hors circuit, hors du monde. Alors que Crash montrait l’ensemencement de la nouvelle chair, eXistenZ décrit une forme de gestation matérialisée par ce lien ombilical qui relie l’humain à la console, elle aussi mouvante et organique, aux allures de placenta pourvue de zones érogènes. L’humain quant à lui, pour pouvoir vivre pleinement cette fusion, doit alors procéder à une transformation de son propre corps, en s’installant un nouvel orifice (le bio port) sur la colonne vertébrale. Une fois le port installé, on y connecte le pod et le joueur devient à la fois une source d’énergie de la console mais aussi son fœtus. La manière par laquelle les joueurs se connectent fait évoluer cette relation procréative homme-machine.
Alors que, hors du jeu, les humains deviennent de plus en plus désincarnés, ressemblent à des êtres sans âme qui ne peuvent vivre sans le virtuel, une réappropriation du corps se sublime alors par la réaction, la révolte. L'attitude est similaire à celle de Vidéodrome et deviendra un trait assez récurrent dans les travaux de Cronenberg : la haine assortie d'une violence viscérale de ceux qui se refusent à cette mutation malsaine, les "réalistes", vis-à-vis de la norme. Des "réalistes" qui n'hésiteront pas cependant, dans une opposition farouche au progrès, à utiliser des armes modernes fabriquées à partir de matériaux primaires. On songe notamment aux pistolets néo-paléolithiques faits à partir de carcasses qui ont pour balles des dents.
Cette violence viscérale, aux conséquences très réalistes sur le corps, a été approchée par Cronenberg dans les années 2000 avec A History of Violence et Les Promesses de l’ombre. Dans ces œuvres, la violence se greffe sur les corps par les plaies ou les tatouages comme une marque indélébile du passé des personnages. Cronenberg retournera à cette réaction du réel face au virtuel dans les années 2010. L’exemple le plus marquant pourrait être Cosmopolis tourné en 2012. Sur fond de critique du capitalisme, Cronenberg nous propose un prolongement de ce qui avait été avancé 15 années plus tôt. Nous suivons le parcours d’Eric Packer (Robert Pattinson), golden boy multimilliardaire, qui traverse dans sa limousine à la pointe de la technologie les rues d’un New York tombant dans le chaos. Dans cette espèce de cercueil ambulant, Packer est comme un vampire (ironiquement). Il dialogue avec diverses personnes qui l’entourent. La complexité des échanges verbaux proférés par des personnages insipides donne une sensation d’environnement désincarné. Des machines ont pris une forme humaine et le chaos règne au dehors de la limousine : émeutes, violence, cadavres de rats qui n’arrivent à atteindre les vestiges d’un monde moribond. Dans l’algorithme de ce virtuel cosmos, vient alors le virus qui détruira ce système parfait, une prostate asymétrique, une bénigne condition qui cependant rappelle alors notre vampire à l’arbitraire que peut être l’organique.
Le seul moyen de se réincarner vient alors du désordre du monde extérieur. La voiture se fait dégrader, l’apparence de Packer est de plus en plus négligée (entartage, cheveux asymétriques) et la violence s’accroit. On en vient alors à la mutilation du corps dans un environnement sale et glauque, mais réel sous les yeux de l’ambassadeur de ce chaos, celui qui n’est rien, un des 99%, Benno (Paul Giamatti).
En définitive, le cinéma de Cronenberg est un regard porté sur l’humain vis-à-vis de la technologie qui exprime par la métamorphose des chairs la double vision de cette société du nouveau millénaire, à la fois attirante, par ses progrès, et préoccupante par ses conséquences sur l’humain. Le progrès n’est pas à considérer comme une hache placée dans la main d’un sociopathe, pour paraphraser Einstein.
À quand Cronenberg à la réalisation d’un Black Mirror ?
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