Il est un corps fabriqué en France, pour des besoins cinématographiques, qui a toujours soulevé interrogations, admirations et surtout spéculations, c’est celui de Hulot, personnage créé et interprété par Jacques Tati. Ce qui est troublant dans le cas de Hulot, c’est la manière dont Tati va progressivement effacer, de film en film, le corps de son protagoniste et, par conséquent, la chair qui l’accompagne. On a souvent loué la trajectoire de Tati dans l’histoire du Slapstick, genre appelé chez nous, en France, le Burlesque. Mais on a oublié très (trop) souvent de considérer la manière dont la matérialité de Hulot disparaît au fil du temps et des films pour ne devenir qu’une silhouette. Cette idée, comme de multiples liées au personnage, peut être considérée comme une extrapolation de certains éléments burlesques ou un prolongement, c’est selon.
Entendons-nous bien, le Slapstick, tel qu’inventé par Sennett, développé par Chaplin, Arbuckle ou Lloyd et finalisé par Keaton (pour schématiser vulgairement les contours du genre) se déployait autour de l’exploitation de principes corporels empruntés au cirque, au music-hall et à la pantomime. Cette idée du corps, et ce qui aide à le caractériser (objets et accessoires de toutes sortes), se construit avec l'apport de l’imaginaire de celui qui regarde le corps se mouvoir. Le modèle de comique développé par Mack Sennett s’inspirait de la Commedia dell’arte. Ce qui intéressait Sennett dans cette forme théâtrale, c’était la caricature sociale (au sens littéral du terme) qui se dégageait de situations interprétées et improvisées dans la rue. C’est-à-dire que, et nous trouvons là un des fondements du cinéma comique américain, le corps de l’acteur a toujours suscité un jeu de spéculations liées à l’imaginaire du spectateur. Or, chez Tati, les projections du spectateur ne se font plus à partir du corps de son personnage mais à partir de l'absence de corps de Hulot.
Ce constat repose d’abord sur le fait que Hulot est, dès sa première apparition filmique, une figure de l’indéfinissable. À l’image de Chaplin, de Lloyd ou de Keaton, le corps du personnage, affublé de ces drôles de vêtements, participe de la création d’une silhouette parfaitement reconnaissable, celle de Hulot donc. En dépit de cette identification, il n’en demeure pas moins que le but de ce qui anime la silhouette du personnage reste obscur, indéterminé. Il semble se mouvoir en permanence, sans réel but, sans jamais s’arrêter et, de ce fait, produit une incessante chorégraphie de l’inutile. Enfin pas tant que ça. Parce que si la gestuelle distingue le corps de Hulot des autres, c’est aussi parce qu’il s’affranchit des règles communes. Hulot est plus résistant que marginal.
Le corps de Hulot est en résistance contre le monde. La dynamique qui se dégage du personnage semble d'abord subordonnée au rapport qui s’établit entre le corps et les vêtements qui l’engoncent. Les habits de Hulot sont trop courts, trop inadaptés à ses mouvements ou à sa volonté de mouvements. En cela, le rapport corps/vêtement est une sorte de témoignage de l’existence de ce qui, dans le corps du personnage, résiste aux logiques d'un fonctionnement qui tend à déshumaniser la société. De la même manière que ses vêtements, sa pipe l’empêche de s’exprimer et il en résulte une figure de l’inaudible qui vient ajouter au sentiment global d'incommunicabilité et/ou d'incompréhension qui s'instaure entre Hulot et le monde qui l'entoure.
En résumé, l’impression d’inadaptation des vêtements au corps de Hulot rejoint l’idée d’une gestuelle dont la finalité abstraite prouve l'inadéquation du personnage aux logiques qui l’entourent. Tati a su sculpter une silhouette, celle de Hulot donc, qui, en développant une permanente et vaine énergie, exonère son personnage de toute humanité. Nulle surprise, de ce fait, que son corps se dissimule sous des vêtements d’où ils ne sortiront jamais ou presque. La chair, comme la démarche, comme le mouvement, reste incomplète.
Il y a aussi chez Tati et son personnage de Hulot une impression photographique qui se dégage des postures adoptées. Pour être plus précis, l’indéfinissable qui caractérise sa silhouette rejoint le principe des photos sportives où l’acteur de l’événement est figé dans une attitude conditionnée par une gestuelle très précise et la plus maîtrisée possible. Mais il y a une différence fondamentale. La photo de sport, si elle isole un instant, n’occulte rien du geste sportif dans son ensemble. Dans l’esprit du regardant, l’objet regardé s’inscrit dans l'évocation d'une suite de gestes plus ou moins connus ou reconnus. L’objectif ou la motivation du sportif sont perceptibles dans la mesure où le fragment photographique s’inscrit dans un ensemble de données plus vaste que nous distinguons par l’intermédiaire des attributs qui figurent dans le cliché (un individu sur une pelouse qui porte short, chaussures à crampons, chaussettes montantes oriente notre pensée vers le football ou le rugby, etc.).
Chez Tati, la finalité du geste reste absconse. Même lorsqu’il mimait des attitudes sportives dans son numéro intitulé Sport Muet, repris plus tard partiellement dans Parade, rien n’est très clair. Lorsqu’il simule un cycliste en action, l’absence de bicyclette contribue à désolidariser la gestuelle d’une reconnaissance commune. Car ce que Tati produit à cet instant est à la fois reconnaissable (l’attitude s’apparente à ce que le spectateur sait ou pense savoir de cette pratique) et c’est en même temps relativement abstrait puisque la gestuelle ne dépend que de la seule volonté de celui qui la met en pratique. L’imitation du geste sportif s’extrait de la réalité du sport concerné puisque le geste mimé n’est plus assujetti à la réalité de l’outil qui permet la réelle pratique sportive. Si la gestuelle devient autre chose, c’est aussi, bien sûr, parce qu’elle n’est pas soumise à la précision du geste sportif car celui-ci n’est pas motivé par une finalité qui est une performance. La seule performance qui compte ici, c’est ce que veut traduire par la réinterprétation du corps l’artiste qu’est Jacques Tati.
Sans trait distinctif, devenu silhouette et réinterprétation d’un mouvement destitué de sa finalité réelle, Tati/Hulot est devenu le réceptacle de toute les figurations possibles, de toutes les spéculations possibles tant que celles-ci s’insèrent dans les limites définies par la silhouette. Chez Tati, le corps n’incarne plus rien de précis et, en même temps, n’a jamais autant incarné de choses. Car sans distinction, sans caractérisation précise, le corps de Hulot, enfin ce qui se trouve dans sa silhouette, accepte toutes les projections possibles. Tati, devenu Hulot, s’est transformé en Homo-universalis.
Sur ce principe, il y a une certaine logique à passer du Hulot des Vacances à celui de Playtime. La dilution ou disparition du personnage dans le corps du film était inévitable puisque déjà inaugurée dans quelques passages des Vacances : les traces de pas, des sons qui le propulsent là où on ne l’attend pas. Hulot, dès les Vacances, est déjà un corps qui s’extraie du monde. Il n’y a donc pas de réelle surprise à le voir partout et nulle part dans Playtime. Hulot s’est implanté en chacun des personnages du film. Il est alors l’incarnation d’un processus de dématérialisation du corps humain qui, lui aussi, devient l’objet d’un usinage et d’un formatage en série dont nous sommes aujourd'hui le prolongement.