03-10 ma 2018 rs
Papillon est au mitard, il l'a bien cherché. Fin de punition, lumière. Le voici déjà qui songe à s'évader. Et les yeux encore ébouriffés, il regarde les vagues, le loin, ce qui est possible ailleurs, il ne se retourne pas. Orphée se retourne, "quelle horreur" dit Cocteau et des spectateurs sont ici, dont Picasso qui montre du doigt celui qui vient dans l'obscurité pour y chercher sa lumière. Ainsi procéderait-on, dans la recherche de la lumière, lui donnant source de vie. Voyons un peu. Ou ne voyons pas, commençons par le noir, par l'aveuglement.
Je suis très en retard, la salle est éteinte, une fille m'a guidé avec une lampe et n'ose pas aller plus loin, je me contente du dernier rang, celui des fumeurs autrefois, celui des bécots, une bouche dans une bouche, un œil ou deux dans le spectacle. Fellini Roma. Nous sommes dans un tunnel. Lumières sur casques de chantier, une fraise râpe la paroi, les figures peintes, derrière. Je comprends vite mais je suis mal assis. Je dois enlever mon manteau, excusez-moi. La lumière entre dans la villa romaine enfouie, l'air et les humains aussi. Un trésor d'images. Mais voici la vengeance de l'obscurité qui protégeait son éternité : tout part en poussière. La mémoire et le temps, notre représentation. N'éclaire pas l'obscurité, elle disparaîtrait.
Car voici le récit de la lumière, elle est un révélateur, elle montre les acteurs, le décor, le mouvement. La lumière montre la lumière. C'est 24 lumières par seconde une esthétique proposée. On en fait des histoires, on lance un divertissement, une propagande ou un tire-larmes. La salle obscure de l'émotion collective, selon la formule de Fellini, nous pose dans la contemplation convenue, je n'ose pas regarder la personne assise à côté, son parfum me gêne, maintenant je vois mieux, je vais changer de place.
S'il y a une ombre, il y a une lumière. L'ombre n'est pas grise, elle est discrète. L'Armée des ombres est discrète. L'ombre est fidèle et suit le mouvement ou la source de la lumière qui varie. Et l'ombre joue, l'ombre peut se contenter "d'être l'ombre parmi les ombres / D'être cent fois plus ombre que l'ombre /
D'être l'ombre qui viendra et reviendra /dans ta vie ensoleillée." (Desnos)
Et dans l'ombre de la salle, j'ai cherché des visages et des histoires qui n'étaient pas à moi et que je veux encore. Je sais que Gene Tierney est de lumière, je sais que l'objet que tient Kane est de lumière et que son Rosebud finit dans une lumière destructrice pour une question sans réponse désormais (parfois, le spectateur en sait davantage que les acteurs). Je sais qu'après le générique, tout est noir et tout s'allume. Et je sais croire qu'après l'ombre de Nosferatu vient Nosferatu, fantôme de la nuit, mangeur de cous. Je sais qu'un tueur est caché dans l'ombre et laisse passer les gyrophares, je sais que M le maudit n'a plus que l'obscurité pour cachette et qu'une simple lampe va le découvrir. Il se débattra contre les forces de l'ombre qui bientôt deviendront les nazis, les vrais, hors du cinématographe. Côté obscur de la Force, le chef est noir et les soldats sont blancs, sans rayures, sans bosses et sans taches et l'Étoile noire est composée d'infinies petites lumières égoïstes.
Il faut donc la lumière pour révéler, ça commence par un coup de lumière sur un papier qui va dans des bacs avec de l'eau qu'on caresse pour que l'image vienne, peu à peu, se stabilise et nous raconte un paysage, un humain, une bestiole qui existeront pendant 100 ans. Avec le numérique, le noir se fait difficile, on peut, on veut filmer dans le noir et voir ce qu'il s'y passe, on doit dessiner des ombres sur les décors fictifs, on doit constamment faire la Nuit américaine, "Mehr Licht", "Mehr Licht" !
Un train dans un tunnel, un ascenseur en panne, une éclipse, voici que tombe un comédien, que disparaît l'actrice que j'aime et voici que sont arrachés des vêtements, des illusions. Des phares qui s'éteignent, le phare qui s'éteint, voici les naufrages, voici un corps sur la route qu'on traverse, secousse, voici qu'au plan d'après, à la lumière sera vu le résultat du scénario noir ; un journal tendu par une voix qui crie le tueur, les assassins, un ange au ciel et la lumière des flashes des reporters pour des yeux ouverts qui ne regardent plus, "Mehr Licht". Et Faust est approché par Méphisto : reçois mon ombre pour ta clarté. Tout ceci dans une salle obscure, dans une caverne que gardent des soldats allumant un brasier qui fabrique de l'icône, des illusions, notre superflu de rêves.
Revenons au mouton noir. Le méchant. Il est de noir vêtu, mal rasé. Son regard est dans l'ombre, la tête est baissée. Il chique ou dit un gros mot ou retient sa respiration. Sent pas bon. Sa lumière : une cigarette. Ou sifflote et c'est un brin énervant. Le gentil est clair, son foulard est de couleur et le colt brille ou les dents ou ses mains, son étoile, le gentil est de lumière, il sourit, un peu con mais on peut s'identifier. Des milliers de films ainsi sont nés. Mais l'homme au complet blanc est une véritable menace pour toute l'industrie textile, on le coince, on va le lyncher à défaut du costume impossible à détruire. Heureusement, la pluie cette fois sauve un acteur. C'est l'eau profonde qui tue l'acteur ou d'abord l'emprisonne, c'est l'obscurité abyssale qui mange l'ombre et l'acteur, donc ses mouvements, sa possibilité de se sauver lui-même (sans notre aide). Un sous-marin est parfait pour la révélation. Qu'il refasse surface, l'histoire est terminée.
Mille chevaux de bois n'ont pas l'ombre d'un cerveau et leurs crinières n'ont rien de lumière. J'avais envie d'écrire ceci. Peu de films en couleurs manifestent encore de l'intérêt pour l'ombre, à croire que c'est blanc ou noir, oui ou non, la vie ou la mort, le lait et le sang dans une dualité très lisible. Dans un film d'Antonioni, le brouillard mange tout. Limbes ? Hésitations ? Dans l'image télévisuelle, tout est éclairé, rien ne fait ombre. Chevaux de bois ?
Les yeux de Lauren Bacall brillent sur un briquet, les yeux de Laura Mars ont volé la lumière, les yeux de Bronson ne clignent pas dans l'Ouest, les yeux de Gassman ont trouvé le parfum d'une femme, les yeux des aveugles de l'écran nous obligent à mieux regarder et chacun dans son siège leur dit ce qu'il faut savoir et de qui se méfier, où est le danger, le trou, le feu. Non, le feu, c'est d'abord une chaleur. L'aveugle sait le feu. C'est le feu qui projette l'action et qui veut possibles une grotte, une galaxie, la pluie de cendres et des corps qui se caresseront. C'est le feu qui brûle la pellicule, ultime lumière. Les yeux du chat, les yeux de la féline sont le lien entre ombre et lumière, peuvent aller partout et ne pas dormir. Les yeux de Nicolas et Pimprenelle, grâce à la poudre d'un ours, font de beaux rêves et les enfants se couchent avant le film. Les yeux de Monica Vitti m'ont mangé dans le noir.
À la fin d'un film de Tarkovski, Andreï Roublev, la couleur est. Fiat lux. Nous nous réveillons dans un émerveillement, nous étions dans les histoires, nous sommes dans les icônes, dans les représentations, dans l'immortalité des corps et de l'Histoire. Ne perçons pas la cloison, ne perçons pas l'écran, tout irait dans la poussière.
Je pose une main sur mes yeux. Je compte. À cent, je vais te chercher.
Images :
1 - Le testament d'Orphée - Jean Cocteau
2 - Fellini Roma - Federico Fellini
3 - Citizen Kane - Orson Welles
4 - L'Etoile noire de Star War
5 - Nosferatu - Friedrich Wilhelm Murnau
6 - M le maudit - Fritz Lang
7 - Ascenseur pour l'échafaud - Louis Malle
8 - Faust - Friedrich Wilhelm Murnau
9 - L'homme au complet blanc - Alexander Mackendrick
10 - Lauren Bacall
11 - Andreï Roublev - Andreï Tarkovski
12 - Night and the city - Jules Dassin