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Autant annoncer la couleur : le peintre et le chanteur

Publié par - 15 mars 2018

Catégorie(s): Expositions / Festivals

Ombres et lumières, un couple bien encombrant que celui-ci, et pourtant...

Comme si le premier était le faire-valoir de l’autre : son creux. Donc comme un creux pour son relief, la lumière. Il faut dire que le premier ne s’aperçoit pas au premier coup d’œil, alors que l’autre oui. La lumière sera d’autant plus présente que l’ombre est forte. Là, réside l’ambivalence de ce couple, comme si l’ombre travaillait en sous-main, la lumière un rien négrière à sa manière.

Grâce à ce couple, les peintres ont cherché à relever un défi, faire autant sinon mieux que la sculpture, elle en trois dimensions. Il suffit de tourner autour de l’œuvre pour s’en rendre compte, simple buste ou statue en pied. La sculpture est naturellement volume, pas la peinture. Pour les peintres, trouver donc un subterfuge et créer l’illusion du modelé. Les formes les plus abouties naissent au tournant des XVI-XVIIème siècles en Italie avec Le Caravage et le Ténébrisme. Plus tard aux Pays-Bas, Rembrandt développera à sa manière le clair-obscur.

Ombres et lumières, un couple qui sera chahuté, questionné, et pour lequel les peintres vont se remettre en question. Face à la photographie (une nouvelle technologie du milieu du XIXème siècle), la contrainte inhérente à la peinture, celle de la représentation en deux dimensions, une largeur et une hauteur vont se doubler du couple ombres et lumières pour ce nouveau medium avec une force impérieuse. Le photographe se doit de savoir capter la lumière et son ombre, qui est le cœur de son exercice : cette technologie signifiant littéralement « écrire avec la lumière ». En retour la photographie fera réfléchir les peintres et mènera à la naissance de nouvelles approches en peinture. De nouveaux courants artistiques apparaîtront dans le temps, forçant certains artistes à travailler davantage sur les couleurs et leur réception, d’autres à revenir à des fondamentaux comme le dessin, voire à renoncer au modelé et à l’utilisation du couple ombres et lumières.

Ombres et lumières, un couple bien gênant à vrai dire pour les deux œuvres choisies. Ici une peinture et une photographie. Un duo donc. Presque la formation d’un deuxième couple uni grâce à ce procédé. Alors une simple juxtaposition ? Un emboîtement ? Quand même pas une gémellité ? C’est ce que nous allons voir. Ombres et lumières, une navigation bien dangereuse en tout cas.

Pas autant que cela au regard des dates d’exécution des deux œuvres, même si les périodes sont bien éloignées : le premier tiers du XVIIème siècle en Italie, et le dernier tiers du XXème siècle en France. Pas tant non plus pour les supports : une toile à peindre à grosses mailles de 1626 et un tirage argentique en couleurs du milieu des années 1960. Encore moins pour le sujet qui rapproche ces deux œuvres, les artistes eux-mêmes : un autoportrait peint à l’huile, et un portrait photographique. L’auteur du premier est connu, il s’agit bien entendu de lui-même ; par contre pour le second, l’auteur est inconnu, mais peu importe, c’est le photographié qui nous intéresse, pas son auteur. Le gênant viendrait plutôt de la profession de ces deux hommes. L’un est peintre, et l’autre celui qui est photographié chanteur ! Mais pas tout de suite devrais-je préciser ! En effet, notre chanteur a été lui aussi peintre dans sa carrière en suivant les cours de l’atelier d’André Lhote. N’étant pas « rongé » par la discipline, il détruira alors la plupart de ses tableaux, et bifurquera vers un art qui selon ses propres dires demeure « mineur » au regard de la peinture : la chanson. La chanson certes, mais à textes qui le rend si singulier grâce à la recherche de rimes sophistiquées sur une musique pop-rock. Le second est peintre et même très tôt, puisque remarqué dès ses quatorze ans, il persévérera avec succès et obtiendra en 1624 le titre de prince de l’Académie de Saint Luc à Rome, une première pour un Français.

Pas mal de points communs entre Simon Vouet et Serge Gainsbourg, non ? Devrais-je rajouter les références artistiques ? Pour Vouet, le voyage en Italie qui dure treize ans et la découverte des œuvres du Caravage, mort en 1610, trois ans avant son arrivée à Rome dans le quartier du Campo Marzio. Pour Serge Gainsbourg, la musique classique et la réinterprétation de certains mouvements dans ses chansons, tant et si bien que le terme de plagiat a pu être utilisé à son encontre. Et alors pourquoi pas Simon Vouet aussi, quand il reprend certaines leçons du Caravage ? Non ! Parlons plutôt d’influences, d’allers et de retours, ce que nous allons d’ailleurs poursuivre entre les deux œuvres. Ah, j’allais oublier l’entourage familial ! Pas mal non plus… Pour Vouet un père parisien, certes « petit peintre », qui le formera. Atavisme professionnel aussi pour Serge Gainsbourg, avec un père pianiste classique dans les cabarets parisiens. Et aussi l’âge, quarante ans pour le chanteur, trente-six ans pour le peintre.

Il reste cependant une différence notable : l’unicité de l’œuvre pour Simon Vouet, un tableau qui le destine à un usage privé ; la publicité pour l'album de Serge Gainsbourg grâce à la diffusion de son œuvre. Une compilation de chansons écrites entre 1966 à 1968 et réunies sous le titre « Initials B.B. », par la société Philips en 1989.

Et le couple ombres et lumières alors dans tout ça ? Et bien il interviendra pour la description des deux personnages et pour l’explication-interprétation à l’origine de ces œuvres. Il faudra faire appel au cadre privé de leur vie. Commençons d’abord par l'apparence physique. Combien de fois un « On dirait Gainsbourg ! » n’a pas été dit devant l’autoportrait de Simon Vouet du musée des Beaux Arts de Lyon. Et pas seulement que de la part de visiteurs aux tempes blanchies… Il faut dire que Serge Gainsbourg est décédé depuis plus de vingt cinq ans.

Commençons par l’habit du peintre, une vaste collerette en diagonale semble isoler le visage du corps, aussi le vêtement qui la prolonge est si sombre qu’il se confond avec le fond du tableau. Peinte, plutôt brossée à grand traits descendants, Vouet n’a pas l’intention de s’appesantir sur son statut social privilégié, il ne fignole donc pas. Côté chanteur, un costume et rien à distinguer. Du basique : veste bleu foncé, cravate bordeaux et chemise blanche. Pas de coquetterie chez Gainsbourg. Chez Vouet, oui. Une longue mèche à la mode du temps retombe sur l’épaule gauche, et souligne une pilosité prononcée. Barbichette pointue, moustache et surtout une sacrée chevelure. Bien brune, celle-ci se détache nettement du fond marron, quelques reflets blancs disant bien l’intention du peintre de la valoriser. De grandes boucles en mouvement qui s’agitent en tous sens. Chez Gainsbourg, brouillonne et moins volumineuse, la chevelure devient grisonnante sous l’effet d’une source lumineuse annexe, un peu parasite, elle en brouille la lecture comme un flash qu’on n’attendait pas. Le couple ombres et lumières est ici pluriel. L’autre source de lumière, la majeure donc, prend la moitié du visage par le côté droit en valorisant l’aspect mordoré de la peau. Puis un îlot de clarté sur la tempe gauche est encadré par du très sombre, pas pour longtemps, le modelé final du visage devient irisé par l'usage d'un projecteur. Un clair-obscur sophistiqué donc.

Chez Vouet, la lumière arrive de trois-quart par la gauche, un seul point d’éclairage. Du travail bien fini. La transition de la lumière au sombre passe par une carnation rosée du visage sur la pommette gauche du peintre. Dernières touches finales, des rehauts de peintures fines et blanches sur l’arête du nez, aux coins des yeux et sur le front mais sous une forme cette fois-ci de halo. C’est qu’il faut privilégier les organes du sens. Surtout deux : bouche et yeux. Ou yeux et bouche.

Un regard frontal chez Vouet, fuyant chez Gainsbourg. La bouche entrouverte du peintre comme pour nous parler, nous dire quelque chose. Le chanteur, lui, s’est tu, il vient de parler et ce qu’il a compris éteint son regard. Vouet a un regard fiévreux, le teint cireux des gens travaillés par les passions. Cet homme a du vécu. L’autre aussi, mais lui c’est du passé. Il nous montre du dépit, le visage devenu froid, fermé par une désillusion, de « l’homme qui vient de se rendre compte ».

Pour Serge Gainsbourg, l’histoire ne tourne plus rond. Un amour court qui fait grand bruit, s’emballe et retombe comme un flanc. Que trois mois de passion en cette fin d’année 1967 mais avec une actrice de trente-trois ans célèbre et célébrée, Brigitte Bardot. Il vient d’apprendre qu’elle le quitte, ce que suggère la localité citée au final dans la chanson qui lui est dédiée, cette fameuse « Initials B.B. » qui reprend son nom. Il se rappelle donc Almeria, ville andalouse, où l’actrice doit rejoindre Sean Connery pour tourner un film, Shalako.

Quant au peintre aux yeux rougis, rappelons que les cheveux prennent toute leur part dans sa fébrilité par leur emballement ! D’autant plus que le tableau est à échelle humaine, ce qui nous le rend plus sensible. Mais diantre, que l’affaire fut plus compliquée pour Simon Vouet.

Une jeune femme Virginia de Vezzo, fille de peintre et elle aussi pratiquante, est rencontrée au début des années 1620 ; partage la vie de Vouet avant la célébration du mariage en 1626, et la naissance d’une fille l’année suivante. L’autoportrait est peint à Rome en cette année 1626, juste avant son retour à Paris en fin d’année. Un cadeau probablement offert à son protecteur romain, à un proche de son entourage, peut être même à sa propre femme. Mais quel curieux cadeau, tant l’interprétation est équivoque.

Ce regard de l’homme qui n’a pas dormi, avec cernes sous les yeux, ne serait-il pas l’incarnation même d’une vie de bohème à Rome ? Mais on sait que Vouet est pensionné par le Roi de France et qu’il n’est donc pas sans le sou. Mais rien ne l’empêche pour autant de fréquenter le milieu interlope romain, comme l’a fait Le Caravage. A traîner dans les tavernes, à fréquenter le bas peuple jusqu’à le représenter tel quel dans ses tableaux et même dans les plus religieux d’entre eux ! Vouet n’ira pas jusqu’à ce point. Pondéré, le peintre ; peut être pas l’homme ? Et puis l’union semble réussie pour Simon Vouet et son épouse, pas comme dans l’autre couple, une union médiatisée, attisant les ressentiments de deux hommes, le mari de Brigitte Bardot et l’amant écarté. Simon Vouet rentre donc à Paris mais avec sa femme, et ils vont côtoyer tous deux les grands de ce monde. Et comme il est gratifié du titre de premier peintre du Roi, cela devrait poser un homme, le rasséréner.

Curieux cadeau donc que cet autoportrait. Peut-être a-t-il désiré montrer le visage de l’effort dans le travail quotidien d’un atelier à Rome, à répondre aux nombreuses commandes de prélats et pas des moindres, celles-là mêmes du pape en personne et ce jusqu’à la toute fin de son séjour italien. Tout cela peut fatiguer, ronger le sang de notre peintre, l’empêcher de dormir, non ? Pourtant ce retour voulu par le roi français n’est pas précipité, tant Vouet et son entourage prennent leur aise, et en profitent pour séjourner quelques mois en Vénétie.

Plus besogneux que fêtard alors ? Peut être les deux au final ?

Le moins connu des deux étant Simon Vouet, c’est donc sur son cas que les interprétations restent les plus fortes. C’est davantage la technique utilisée pour le traitement du visage, le clair-obscur, qui amène à faire des hypothèses pour combler les blancs laissés par l’absence d’archives. Pour le chanteur français, c’est la connaissance de son parcours sentimental à l’origine d’une chanson culte qui entérine tout ce que la technique du photographe ne fait que renforcer. Le tableau peut susciter des pistes de réflexions, la photographie ne vient que confirmer ce que l’on savait déjà de l’histoire du personnage. Ouverture d’hypothèses pour le tableau, et au contraire fermeture pour la photographie. Le duo fonctionne au propre par sa matérialité comme au figuré par sa subjectivité.

Alors juxtaposition, emboîtement ou gémellité du couples ombres et lumières pour le duo Vouet-Gainsbourg ?

Inversons les termes.

Lumières et ombres pour le peintre Simon Vouet. Tous les grands honneurs pour un artiste de son temps, puis ombres pour la postérité de l’œuvre avec la concurrence d'un autre "exilé romain", Nicolas Poussin.

Ombres et lumières pour le chanteur Serge Gainsbourg. Beaucoup d'ombres de son vivant, le côté viveur et foutraque des "artistes maudits" lui est accolé, puis lumières posthumes avec une reconnaissance internationale, Portishead ou Placebo par exemple le célèbreront.

Navigations dangereuses ? Pour cela, il suffit d’oser.

Crédit image :

Affiche de Shalako réalisé par Edward Dmytryk en 1968 copyright D. R.

St Jérôme écrivant, Caravage vers 1605-1606, Galerie Borghese Rome copyright D. R.

 

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