C’est avec une pertinence qui ravira les cinéphiles que Malavida ressort sur nos écrans Mon XXème siècle, l’épatant premier film d’Ildiko Enyedi (caméra d'or au Festival de Cannes 1989). Déjà dire que la copie est formidable. Elle a été restaurée intégralement en 4K à partir du négatif caméra et de la bande magnétique sonore d'origine. L'étalonnage numérique a été, pour cette ressortie en salles, supervisé par son directeur de la photo Tibor Máthé. Voilà pour les conditions techniques qui, à défaut de nous renseigner sur le film et ses qualités, nous éclairent au moins sur l’accès à l’œuvre qui nous est réservé.
Le film débute à la fin du XIXème siècle et juxtapose les effets de l’industrialisation sur les sociétés et leur résonance sur l’individu. Les « progrès » techniques qui illustrent les bouleversements sociaux et politiques en cours sont savamment choisis : électricité, train, cinématographe, télégraphe. Enyedi fait le choix d’inventions qui ont été rapidement accessibles au commun des mortels comme pour mieux exposer les effets de ces innovations. Car toutes ont un point commun : elles ont participé, de près ou de loin, au phénomène d’abolition de l’espace et du temps qui s’est emparé de l’humain jusqu’à métamorphoser son rapport au monde.
Le récit est linéaire et pourtant relativement complexe. C’est que Mon XXème siècle, le film d’Ildiko Enyedi, se structure autour d’un réajustement d’échelle qui, à partir du destin de deux jumelles, définit un univers plus vaste qui s’étend au monde occidental. Le film développe des ramifications qui relient des événements qui vont métamorphoser les sociétés dites industrielles à des micro-intrigues qui agissent sur les trajectoires des personnages principaux.
Le film s’ouvre sur une scène sublime. Une expérience nocturne d’Edison à Menlo Park dans le New Jersey. Soudainement, la lumière produite par l'électricité s’empare du monde. Les ténèbres s’illuminent du génie humain. Un arbre s’éclaire de lampes. Une fanfare défile devant des spectateurs abasourdis et enchantés par la féérie de l’instant et les promesses d’un monde forcément meilleur puisque modifié par des technologies mises au service des hommes. Les musiciens portent des casques ornés de lampes à incandescence. La vision est explicite : la fée électricité, fruit de l’esprit d’initiative et de l’acquisition d’un savoir scientifique, extirpe le monde de la nuit. L’image n’en souligne pas moins l’importance du pouvoir de réflexion humain. Le XIXème siècle prend fin et annonce le suivant qui sera fait de vitesse mais aussi, hélas, de fureur.
Le film se construit autour de cette idée de la collision. Il y a toujours deux forces aux logiques contraires qui sont propulsées l’une contre l’autre : deux visions du monde, deux époques, deux humanités, deux sœurs. Mon XXème siècle est parsemé d’allers-retours entre l’individu et le collectif. Mais le changement sociétal en marche est trop complexe pour le réduire à une seule entité. Aussi, Ildiko Enyedi a eu la bonne idée de faire intervenir deux figures féminines, deux jumelles qui, campées par la même actrice, incarnent les deux faces opposées d’une même médaille. Elles ne seront d’ailleurs pas filmées de la même manière si ce n’est pour les scènes qui précédent leur séparation initiale (jeu d’opposition respecté).
Lili, l’anarchiste, est vue le plus souvent à hauteur d’homme, enfin, de femme. C’est qu’elle se veut moderne, participative aux choses du monde, consciente de ce qu’elle est et surtout de l’avenir dont elle rêve.
L’autre, Dora, est une femme d’un temps révolu. Une sorte d’incarnation de cet effondrement des systèmes monarchiques vécu en Europe Centrale. Elle aussi attend la chute d’un système étatique qui l’a façonnée à son image. Elle se sait être objet des hommes. Elle en joue, elle en abuse. Elle n’est pas crédule et semble accepter son sort comme pour mieux se persuader ou se donner l’illusion de pouvoir influer sur le cours de son existence. Là, bien sûr, plongées et contreplongées dominent le filmage. Enyedi n’est dupe de rien : cette image de la femme est caduque et il est logique, du fait de l’allégorie convoquée, d’y porter un regard moral. Toutefois, point de manichéisme ou de moralisme. L’humain se caractérise par ses contradictions.
Aussi, les principes de mise en scène s’inverseront en certaines situations. Dora a beau être un objet, elle a su s’accommoder de sa condition pour en jouir autant physiquement que socialement. Dans sa sexualité, elle est bien plus épanouie que Lili, sa jumelle. La mise en scène s’adapte en ces circonstances. Plongées et contreplongées s’accorderont désormais à Lili pour éclairer le spectateur sur un rapport au corps singulier. Celui d’une jeune femme qui, dans ses désirs de modernité, sa lucidité intellectuelle, n’en est pas moins femme soumise. Si l’esprit est avide de liberté, il n’en est encore rien des corps qui ne sont pas éveillés aux questions charnelles.
Le noir et blanc du film est au diapason de cette possible inversion des valeurs. Les ténèbres ne sont pas toujours plongées dans l’obscurité. Elles peuvent s’extérioriser en pleine lumière : un corps qui cherche à s’offrir ou un bras qui cherche à trouver une cible à détruire.
Le film creuse aussi la question du cinéma. Son action débute sur une période où le monde occidental cherchait à résoudre la problématique de la captation par l’image de la durée d’un geste et la possibilité de restituer ultérieurement cette captation à un auditoire. Citer Edison dès le début du film n’est pas anodin. La transition d’un monde ancien à un nouveau régi par de nouvelles règles dictées bien souvent par la technologie s’affirmera par l’évocation de films qui balisent autant la dramaturgie de Mon XXème siècle que l’histoire du cinéma. Edison ouvre le bal. Puis seront évoqués plus ou moins explicitement Méliès, Chaplin, Renoir jusqu’à Ophuls ou Welles.
C’est là, outre la féérie qui se dégage des scènes et du montage, l’autre tour de force de Mon XXème siècle. Réussir à faire cohabiter dans l’espace filmique la mémoire cinéphilique d’Ildiko Enyedi et celle du spectateur. Nul besoin alors de tout dire, de tout expliciter, les images présentes dialoguent avec les images manquantes. La cinéaste, à sa manière, nous invective et le spectateur est alors convié à habiter le film. Celui-ci, dans sa progression scénographique, structure et délimite des espaces laissés vides pour nous inviter à les combler de nos pensées, de notre mémoire, de nos fantômes.
Mon XXème siècle colle parfaitement à l’époque qu’il décrit. L’art aussi a connu sa métamorphose ou sa révolution au début du XXème siècle. Il est soudainement survenu qu’une œuvre pouvait trouver sa raison d’être dans tout ce qui gravite autour de l’être humain, à commencer par le quotidien et la réalité qui l’entourent. Mais pas seulement. L’œuvre d’art, à la fin du XIXème siècle, trouve sa raison d’être dans l’objet, dans la matière ou l’absence de matière, dans les sciences, les technologies, les sonorités de toutes sortes, dans la lumière, dans le mouvement mais également dans des rencontres étonnantes : l’objet et l’animal, le corps, le geste et l’espace mais aussi et peut-être surtout, dans le rapport entre le spectateur et le créateur. Au regard de Mon XXème siècle, le film, il est évident qu’Ildiko Enyedi a respecté ce cahier des charges aussi. Chapeau !
Crédit photographique : © Malavida