Notre enfant touche au fait de société : il est question d'un désir de maternité qui pourrait se concrétiser avec l’aide d’une mère porteuse. Malgré les apparences de son sujet, Notre enfant n’entre pas dans la catégorie du "film dossier". Le film affiche d’autres prétentions et, par un travail conséquent sur la forme, recentre son propos sur les variations psychiques du personnage de la mère adoptive.
Notre enfant, c'est l'histoire ou l'expérience de Malena (Bárbara Lennie), médecin à Buenos Aires, qui s’apprête à devenir mère au terme d’une démarche d’adoption par Gestation Pour Autrui. Le film débute au moment où elle s'apprête à rejoindre, à la frontière avec le Brésil, la mère biologique prête à accoucher. Sur place, la famille de l’enfant lui impose de nouvelles conditions qui vont compliquer le projet.
L’une des grandes qualités du film réside donc dans la mise à distance d’une thématique qui aurait pu dévorer tout l'espace filmique. Si Lerman a évité ce piège, c’est que l’ambition du cinéaste ne se résume pas à faire un film qui illustrerait un débat sociétal. Pour lui, le cinéma est un langage et il est au service de la connaissance au sens large du terme. Ainsi, le contenu scénaristique passe au second plan. Pour s’en persuader, notons le soin apporté à la mise en scène pour que le propos s'éloigne du sujet. Ce qui importe le plus se trouve dans la structure du film. En observant celle-ci, il est flagrant de constater que le cinéaste ne pose aucun regard moralisateur sur une situation qui prête inévitablement le flanc à la controverse. Lerman fait le choix de filmer à hauteur ses personnages et, ainsi, parvient à éluder toute surinterprétation formelle des scènes. Au contraire, nous sommes presque, agréablement, surpris par l’absence de jugement sur les comportements des personnages. De plus, Lerman ne montre que ce qui nous est indispensable pour appréhender la progression dramaturgique. Il procède ainsi à une forme d’essentialisation du propos et de la mise en scène qui contribuent à nous préserver de toute appropriation du sujet pour nous permettre, plutôt, de concentrer notre attention sur l’humain qui se confronte au sujet.
Notre enfant procède d’un réajustement d’échelle qui participe de la même intention. En resserrant son discours autour d’une figure féminine et des personnages satellites à l’histoire qui la concerne, Notre enfant, le film, échappe à un discours qui toucherait inévitablement à la thèse et donc au politique. Sans jamais condamner quelque action de ses personnages, le film se plaît à observer la position morale d’individus confrontés à une problématique où l’affect des personnages en modifie les variables. Rien n’est linéaire, rien n’est univoque, tout se transforme en fonction de la personnalité de chacun. Il y a le concept (adoption grâce à la gestation pour autrui) présenté sous une forme d’absolu et il y a l’humain qui se confronte à cet absolu pour mieux en dissoudre l'évidence.
Nos certitudes vacillent car le facteur humain ne se prédétermine pas. Le cas qui nous préoccupe dans Notre enfant est archétypique de l’improbabilité d’appliquer des principes à tous puisque chaque cas sera différent. Le film se construit ainsi sur l’idée d’un suspens proche d'un thriller qui nous invite à formuler des hypothèses quant à la nature des situations que le film nous présente. Bien sûr, le plaisir ne serait pas total si Notre enfant ne se plaisait pas à infirmer nos spéculations.
On retiendra à ce titre le splendide travail effectué sur les chromatiques du film qui introduit, par les couleurs utilisées (vert, bleu, jaune), une dimension métaphysique qui légitime autant le comportement, parfois irréfléchi, de Malena que notre incapacité à résoudre rationnellement cette question de l'adoption par GPA. Une scène épatante reprendra à son compte l'irruption de la métaphysique dans le film : Malena, à bord de sa voiture, contrariée, erre dans le paysage du Nord de l'Argentine. Un pneu éclate et elle s'en va trouver de l'aide. En revenant vers son véhicule, après avoir téléphoné à une de ses connaissances, elle fait soudain l'objet d'une attaque de sauterelles qui, de la même manière que des oiseaux s'en prenaient à Melanie Daniels dans The Birds, surgissent de nulle part et disparaissent comme elles sont venues. Que se passait-il dans le film d'Hitchcock ? Les oiseaux attaquaient à des moments singuliers pour souligner les tensions latentes (de toutes natures) entre les personnages (dissensions apparues depuis l'arrivée de Melanie Daniels à Bodega Bay). Hitchcock trouvait le moyen, par l'intervention agressive des oiseaux, de matérialiser visuellement les crispations vécues par les personnages de son film. Il en est exactement de même, ici, dans Notre enfant.
Autre qualité remarquable, le film n’autorise jamais le spectateur à s’identifier aux comédiens ou aux situations. S’il ne nous est pas permis de nous identifier pour un simple partage émotionnel avec les personnages de Notre enfant, c'est que nous sommes conviés à réfléchir et donc à comprendre ce que vivent émotionnellement les personnages du film, Malena en tête. Plions nous à la demande du metteur en scène et tentons de réfléchir.
Notre enfant s’ouvre sur une image très travaillée. Avant cela, au tout début, un générique défile sur un noir profond. Il affiche les noms de l'équipe technique et de la production du film. On note une sonorité étrange. Une sorte de rythme. Soudain, une femme apparaît en plan rapproché mais son visage ne peut se distinguer dans son intégralité. La femme est assise à l'intérieur d'une voiture. Le son perceptible sur le générique provient des essuie-glaces qui sont actionnés puisqu'il pleut. Un jeu avec les lumières masque le bas de son visage. L’image est très belle, très composée. Des teintes dominent : le bleu, le vert et quelques touches de jaune, on les a évoquées. Seuls sont visibles, avec insistance, les yeux de cette femme. Ce sera le personnage principal, Malena. Son regard semble se perdre dans le vide du monde extérieur. Nous comprenons par le jeu des essuie-glaces que nous ne voyons pas directement le visage de Malena mais son reflet. L’extérieur est flou, mis à distance. L’image nous le démontre, il sera donc question d'étudier un comportement individuel. Malena sort du véhicule. Un lien physique est établi avec l’extérieur : elle est une émanation du collectif que le film mettra à distance pour mieux se concentrer sur elle. Nous resterons spectateurs. D’ailleurs nous ne la suivons pas. La caméra reste à l’intérieur de la voiture. Ce qui se déroule en dehors de cet espace de l’intime ne nous concerne pas. L’insistance première sur ce qui était distinct à l’image, les yeux de Malena, invite désormais à penser que Notre enfant sera une introspection dans la psyché de la jeune femme.
À l’extérieur, elle hésite. Elle vient se positionner à hauteur d’un panneau qui indique deux possibilités déambulatoires, deux trajets, deux directions. Un choix s’impose. Lequel ? Elle tergiverse avant de venir s’asseoir sur le capot avant de son véhicule. La caméra n’a pas bougé. Nous sommes toujours à l’intérieur du véhicule. En venant se positionner devant nous, l’actrice nous lance une invitation à la suivre et, déjà, à envisager ce que sera sa trajectoire. Physiquement sans doute mais plus sûrement psychiquement. Elle est assise sur le capot et, en plan américain, nous la voyons, de dos avec pour point de fuite principal, l’arrière de sa tête. Observer ou deviner ce qu'elle pense donc. Tout ce qui est autour d’elle reste flou et se désolidarise de sa présence.
Lorsqu’elle remonte dans la voiture, la caméra panote et nous découvrons son profil. Elle semble décidée. Elle boucle sa ceinture de sécurité. Fin du plan séquence. Le plan suivant débute, nous sommes toujours dans la voiture mais cette fois la caméra est positionnée à l’arrière du véhicule. Nous sommes dans la continuité de l’action précédente. Elle démarre. La caméra cadre le pare-brise avant et le rétroviseur intérieur. Le point est fait sur les yeux de Malena. Tout le reste demeure dans le flou. C'est acté. Ce qui sera l'objet de Notre enfant n'est pas l'enfant à proprement parlé mais, sans aucun doute possible à cet instant, une femme, Malena, qui aura un lien plus ou moins direct avec l'enfant du titre français (précisons que le titre original est bien plus pertinent : Una especie de familia).
La voiture file la parfaite métaphore du cinéma. Elle se met en route et avance en direction de ce que l’image nous laisse voir : le regard de l’actrice, ses yeux et, avec eux, partie de sa réflexion ou de son inconscient. Si le principe de travelling avant invite le spectateur à entrer dans l'espace filmique, celui-ci se résume à la pensée de Malena dans Notre enfant. Cette persistance à maintenir l’espace collectif dans le flou revient à souligner l’indiscernable qui caractérise le monde tel qu’il est aux yeux du personnage et, en même temps, souligne l’inadéquation qui s’instaure entre elle et le reste du monde. Tout ce qui anime Malena contribue également à l’extraire d'une réalité tangible et de la société à laquelle Malena appartient.
En ce sens, Malena est un cas à partir duquel il est possible de s’interroger sur un sujet, l’adoption ici. Elle est un personnage qui cristallise toutes les données du problème de la gestation pour autrui. Elle n’a, en tant qu’individu, rien de remarquable. Seule sa fonction nous est communiquée dans un premier temps : elle est docteur à Buenos Aires. Aucun élément de sa vie qui précède l’action à laquelle nous assistons ne nous est transmis. Donc, nous ne savons rien pour l'instant de ses motivations. Le passé de Malena nous parviendra avec parcimonie. Et encore, les informations diffusées ne concerneront que ce qui nous permet de comprendre la nature des actes de Malena. Principe qui a pour fonction unique de ne pas altérer notre capacité à estimer ce que nous voyons et d'anéantir tout désir d'appréciation tranchée.
Le spectateur compose avec cette femme et apprend à la connaître sans pour autant lui découvrir des vertus qui gagneraient l’empathie de tous. Notre héroïne n’en est pas une. Au-delà de sa fonction, rien ne la distingue du reste de la société. Elle est une femme parmi tant d’autres et, comme tout le monde, est habitée de questionnements, besoins, désirs ou autres qui touchent au commun des mortels. Ce principe dramaturgique possède quelques vertus. Si ce personnage n’a rien d’exceptionnel, ce qui va lui arriver dans la temporalité du film aura valeur d'exemple. Ce qui confère à la trame scénaristique des allures de conte ou de fable qui reposent sur un principe similaire : introduire une notion d’exception dans la banalité d’un quotidien qui devient exemplaire d'une réflexion existentialiste ou, plus communément, d'une morale.
Avec Notre enfant, Lerman affirme encore un peu plus des choix stylistiques qui introduisent dans des sites d'apparences familières l'étrange incongruité du métaphorique. Notre enfant est à l'image d'une cinématographie argentine qui ne cesse de témoigner de sa vitalité. Pour le plus grand plaisir du spectateur, Lerman nous propose un cinéma stimulant, étonnant et captivant. On en redemande.
Crédit photographique : Copyright Potemkine Films