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Mes provinciales

Publié par - 23 avril 2018

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Avec Mes Provinciales, Jean-Paul Civeyrac propose au spectateur d'habiter le quotidien d’étudiants en cinéma à l’université Paris 8. Lui-même diplômé de la Fémis, puis directeur de la section réalisation, Civeyrac n’a jamais vraiment quitté les murs de l’enseignement cinématographique. Il puise naturellement dans sa double expérience d’étudiant et de précepteur pour nourrir le contenu de son film. Celui-ci se développe autour d'un récit en forme d’éducation sentimentale jalonné d’aventures charnelles et amicales.

Le film épouse le point de vue d’Étienne, lyonnais d’origine, nouvellement arrivé à Paris dans l’espoir de toucher d’un peu plus prêt son rêve de Cinéma. Sur les bancs de l’école, il rencontre rapidement des camarades avec qui partager l’amour du 7ème art. Une passion qui se traduit différemment d’un étudiant à l’autre, éternel combat entre l’artiste et le faiseur d’images. Pour autant, Civeyrac parvient à concilier ces différents points de vues sans aucune condescendance en filmant tous les protagonistes de la même manière, caméra au niveau du visage. Le format scope isole les individus dans le cadre et le choix du noir et blanc associé à la constance du gros plan confèrent à ces jeunes adultes le statut de figures allégoriques. Incarnations du renouvellement artistique, ils sont capables de s’inscrire dans son histoire et de citer spontanément Novalis ou Nerval sans accroc lorsqu’ils ont besoin de verbaliser ce qu’ils ressentent ou de défendre une opinion. La ferveur avec laquelle ces artistes en herbe s’identifient aux grands auteurs donne une consistance à leur être tout en les éloignant de la réalité. De la même manière, Paris, quasi absente des plans de Civeyrac, n’existe que lorsqu’elle est rattachée à des faits historiques ou culturels : la rue de la Vieille Lanterne, dans laquelle Nerval s’est suicidé et pour laquelle Mathias possède un attachement quasi fusionnel, n’existe plus aujourd’hui.

Dans Mes Provinciales, Civeyrac filme le point de jonction entre le réel et le point de vue de l’artiste. La balade nocturne sur les bords de Seine d’Étienne et Mathias reconstitue cette « expérience » à l’origine de tout parcours artistique. Alors que les deux amis contemplent les obscures nuances de la nuit parisienne, ils sont envahis par le besoin d’en traduire toute la beauté. Les voilà convaincus, plus qu’un métier, le cinéma est leur destinée. Le temps d’une scène, Civeyrac s’échappe de la constance du gros plan et propose une rapide succession de plans de Paris dans un morcellement architectural et formel de la ville et son fleuve. Les figures disparaissent, c’est à la cité d’exister et d’envahir la large surface de l'écran. Le regard du réalisateur se substitue à celui des deux jeunes artistes ce qui marque une rupture dans l’utilisation de la pellicule du film qui devient l'essence du support artistique.

Cette mise en abyme du support est au cœur de la quête artistique entreprise par Étienne. Dans l’intimité de sa chambre d'étudiant, il travaille laborieusement à terminer le montage de son premier court-métrage. D’abord montré sur la minuscule fenêtre de son ordinateur portable, son film finit par envahir la totalité de la surface de l’écran de cinéma. Dans cette même chambre obscure, Étienne et deux de ses amis seront subjugués par la vision de La Porte d’Ilitch de Marlen Khoutsiev. Après plusieurs champs/contrechamps, l’œuvre de Khoutsiev va, elle aussi, recouvrir la totalité de l’écran cinématographique. En portant les deux films sur le même plan, Civeyrac traduit l'achèvement artistique recherché par Étienne. L’œuvre du cinéaste russe devient modèle tout en saturant l'espace filmique disponible par la création artistique. Celle-ci et l'artiste fusionnent dans le cadre définit par Mes Provinciales. La production cinématographique devient essentielle pour Étienne même s'il reste difficile d'être à la hauteur de ses référents.

Après une ellipse temporelle de 2 ans, la scène finale repositionne Étienne dans sa vie de jeune homme. Assis dans son canapé, il répond machinalement à sa nouvelle petite amie sur des questions d’ordre matériel. Son immense carcasse est tournée vers la fenêtre du salon, ouverte vers l’extérieur. L'unique travelling avant du film convoque soudainement le destin funeste de son ami Mathias, défenestré pendant leur scolarité. La caméra de Civeyrac resserre lentement le cadre sur le visage d’Étienne avant de panoter légèrement vers la lucarne, la traverser et finir sa course par un plan sur les toits de Paris d’une affligeante banalité. Le déplacement de la caméra reproduit la mort de son ami. Pour Étienne, la passion du cinéma a disparu avec lui par la fenêtre. La renonciation aux rêves d’extases et de beautés promis avec son frère d’arme est définitive.

 

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