Splitscreen-review Image de Senses de Ryusuke Hamaguchi

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Senses 1 & 2

Publié par - 7 mai 2018

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Senses se déroule à Kobe. Là, quatre femmes, quatre amies approchent de la quarantaine. Conscientes d’être face à un brouillard existentiel, elles cimentent leur vie par une amitié réciproque et indéfectible. Un jour, l’une d’entre elles, Jun, annonce aux autres qu’elle va divorcer. Peu de temps après, Jun décide de disparaître laissant derrière elle ses amies qui doivent panser l’absence et s’accommoder des doutes et des choix qui l’accompagnent.

Kobe fut frappé dans son histoire par un séisme catastrophique en 1995. Vingt secondes d’horreur et des milliers de morts. Kobe, comme d’autres villes au Japon est une ville reconstruite où l’oubli du traumatisme, par la nouvelle génération, a pris le pas sur l’abnégation. La ville de Kobe n’est donc pas un choix hasardeux pour situer la narration du film ; Senses est un film sismique. Les mensonges et les non-dits qui entourent nos quatre héroïnes sont des plaques tectoniques qui fragilisent le monde et sont susceptibles de lui faire perdre son équilibre à chaque instant.

Lors d’une très longue scène, d’une puissance folle, un artiste expose justement ce principe d’équilibre et du temps qu’il faut pour appréhender toute forme de stabilité. Senses ne cesse d’être en filigrane un questionnement sur l’équilibre de chaque chose. Un équilibre intérieur, d’abord, au travers des cinq sens et aussi l’équilibre du monde au travers de la place de chacune de ces femmes dans la société.

Sur ce point, le film de Ryusuke Hamaguchi relève presque plus du film documentaire que de la fiction. En effet, les quatre actrices principales ne sont pas professionnelles, ce qui amplifie la dimension sociologique du film. Il est question de la façon dont les liens sociaux définissent la société japonaise. Qu'elle soit femme au foyer, active dans le monde professionnel, en instance de divorce, célibataire… la femme agit pour exister en qualité d'individu. Cette action lui permet d'endosser, mieux que n'importe quel homme, un rôle de pilier dans la société. Les non-dits sont troublants et la mise en scène redouble d’inventivité pour embarquer le spectateur, via des regards caméra insistants, et lui permettre de percer tous ces mystères.

Senses est également un film brillant sur l’étirement du temps. Comme chez Abbas Kiarostami ou Hou Hsiao Hsien, les scènes sont étirées jusqu’à forcer le spectateur à y voir autre chose que ce qui est présenté à l’écran. Peu à peu, on ne discerne plus simplement que des personnages : les champs contre-champs nous dévoilent progressivement une intériorité et des sentiments.

Le titre original du film, Happy Hours, est d’ailleurs un choix plus judicieux que Senses. Il en va de même avec le faux format « série cinématographique », découpé en 5 parties, qui ne rend pas hommage à la vision du film. On se souvient du film de Raoul Ruiz, Les Mystères de Lisbonne, dont la durée de 5h30 n’avait en rien gênée la sortie en salle, ni même son nombre de spectateurs. Ici, le concept faussé de « première série cinématographique » gâche en partie la mise en place filmique d’étirement temporel. Il est fort à parier qu’au fur et à mesure des sorties des autres « épisodes », le public ne sera plus au rendez-vous de la sortie en salle et c’est fort regrettable. Espérons maintenant que l'édition Bluray/dvd nous permette de visionner le film dans sa continuité.

 Senses est une œuvre singulière et parfaitement réussie qui mérite que l’on s’y arrête longuement. Au Japon, le temps n’a ni début ni fin, c’est une répétition infinie de cycles. C’est une ligne éternelle qui s’étend dans les deux directions. Le film de Ryusuke Hamaguchi est à cette image une ligne horizontale ou le regard des autres tendent à maintenir un équilibre social.

Crédit photographique : Copyright Art House

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