La légende de la montagne - Carlotta Films
Publié par Stéphane Charrière - 9 mai 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Après avoir édité deux des plus beaux films de King Hu (A touch of zen et Dragon Inn), Carlotta Films poursuit son entreprise de diffusion des œuvres du cinéaste chinois. C’est au tour de La légende de la montagne de bénéficier d’un travail éditorial conséquent.
Même si La légende de la montagne n’est pas l’un des films les plus prisés de King Hu, l’édition demeure précieuse du fait de la rareté du film et de quelques fulgurances formelles éblouissantes. Il est évident que La légende de la montagne se situe, qualitativement, à un niveau moindre que les deux films cités plus haut et que L’hirondelle d’or, L’auberge du printemps ou le superbe Raining in the mountain. Toutefois, il ne faut surtout pas bouder son plaisir dans la mesure où La légende de la montagne est, à sa manière, une œuvre tout à fait représentative du brio du cinéaste chinois. Dès l’ouverture du film, le ton est donné. Un panoramique qui n’en finit pas sur un paysage superbe. Le plan, par sa durée et son contenu visuel, fait voler en éclats nos repères spatio-temporels. Le temps et l’espace ne répondent plus aux critères physiques de notre relation au monde : quel angle couvre le panoramique ? Correspond-il à un mouvement linéaire ? Ou alors est-il circulaire ? La rapidité du mouvement est-elle indexée sur l’angle parcouru par la caméra ?
Nous touchons là aux qualités essentielles du cinéma de King Hu qui peuvent se traduire par à une aptitude à gérer le temps et l’espace pour nourrir la forme et le propos de ses films. Dans La légende de la montagne, l’art de la manipulation des séries temporelles est particulièrement adapté au sujet de l’œuvre qui navigue entre fable ésotérique, roman de chevalerie, étude philosophique et immersion dans le surnaturel. Car dans le film, presque dès le début, le réel sera contaminé par le fantastique.
La légende de la montagne décrit un monde en apparence familier ou, en tout cas, qui concorde avec ce que nous savons ou croyons savoir de cette époque de l’histoire de la Chine. Puis, par ajout de détails, le film se transforme en un univers singulier (attitude d’individus ou travail esthétique de l’image) dans lequel débute soudainement une aventure qui va installer un temps insolite. Il faut entendre par le terme insolite ce qui émerge du décalage qui se crée entre la banalité de la mécanique des actes humains et l'atmosphère dans laquelle ils s'implantent et qui relève, elle, du fantastique. Le Merveilleux contamine le Réel, à moins que ce ne soit l’inverse.
La légende de la montagne s’inscrit dans cette tradition des histoires de fantômes (chinois ou autres d’ailleurs ; on peut songer à l'épisode de Genjuro qui tombe sous le charme de Dame Wakasa dans Les contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi). L’apparition des fantômes et la norme physique qu’ils installent dans la matière filmique constituent en soi le point de jonction ou d’articulation entre réel et merveilleux. Comment quantifier le temps qui passe dans l’univers des esprits ? King Hu répond à cette problématique par la contraction ou la dilatation de la durée du film qui se détermine en fonction de l’importance de la dramaturgie des scènes.
Au-delà de ces récurrences formalistes, La légende de la montagne prend des allures de fable lorsqu’il s’agit de questionner l’humain dans sa manière d’interpréter ou de se réapproprier, pour en tirer profit, les principes philosophiques qui structurent la société chinoise. Ainsi, chez King Hu, il y aurait ou il pourrait y avoir l’usage de paraboles qui seraient de véritables réflexions sur la Chine et qui formuleraient, pourquoi pas, une critique sociale et politique.
Cela expliquerait en partie pourquoi King Hu, avant de filmer des personnages qui déambulent dans l’espace, filme d'abord des trajectoires. Car, à bien y regarder de près, King Hu est le grand cinéaste chinois de l’errance, ce qui, en soi, relève de la prémonition puisque cela est en totale adéquation avec la réalité chinoise contemporaine. Souvent, comme dans La légende de la montagne, les personnages sont des déracinés qui ont du mal à s’attacher au monde.
Notre héros, ici, se voit missionner pour effectuer un long périple qui a pour finalité la copie d’un canon bouddhiste qui permettrait de libérer les âmes des défunts. Le voyage physique (le trajet) devient, lors d’une pause, un voyage psychique. Les interrogations existentialistes du personnage se transforment en déplacement à travers l’espace. Il faut d’abord éprouver le monde physiquement pour en savourer toute la substance. Ainsi, les interrogations de l’individu vont-elles peu à peu s’incarner pour qu’il s’y confronte et qu’il tente de trouver réponses à ses questions. Le voyage est un cheminement spirituel, une réflexion intellectuelle et un récit épique. En cela, intentions et réalisations convergent puisqu'il faut appréhender tout film de King Hu comme une expérience qui permet de découvrir des sensations inenvisageables.
La copie Blu-ray du film que nous avons pu consulter est excellente. Ce qui est une habitude chez Carlotta Films tout comme la qualité de son travail éditorial.
Pour ce qui est des compléments, nous trouvons d'abord la bande annonce du film repensée en 2018 pour la ressortie en salles. Puis, et c'est là plus consistant, deux modules parfaitement complémentaires.
Le premier, intitulé Monstre sacré du cinéma (21 min), parcourt avec érudition les problématiques de l’œuvre de King Hu. C'est David Cairns qui cartographie avec pertinence et bonheur le travail thématique du cinéaste.
L'autre complément du disque, Tony Rayns à propos de La légende de la montagne, est un entretien avec l'un des premiers critiques à avoir vanté les mérites artistiques du cinéaste chinois. Là encore, pendant 21 minutes, Tony Rayns détaille les caractéristiques de La légende de la montagne et démontre avec un argumentaire savamment choisi l'importance du film au regard de l’œuvre et la vie de King Hu.
Crédit Photo : LA LÉGENDE DE LA MONTAGNE © 1978 FIRST ORGANISATION LTD. / FIRST DISTRIBUTORS (HK) LIMITED. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2016 TAIWAN FILM INSTITUTE. Tous droits réservés.
SUPPLÉMENTS (en HD uniquement sur le Blu-ray)
MONSTRE SACRÉ DU CINÉMA (21 mn)
TONY RAYNS À PROPOS DE "LA LÉGENDE DE LA MONTAGNE" (21 mn)
BANDE-ANNONCE 2018