Deux hommes en fuite - Carlotta Films
Publié par Stéphane Charrière - 25 mai 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Carlotta Films édite en ce printemps Deux hommes en fuite de Joseph Losey. Film assez énigmatique puisque rare et peu considéré. Si Deux hommes en fuite ne bénéficie pas de la réputation d’autres œuvres de Losey comme M (variation sur le sujet du film au même titre réalisé par Fritz Lang), Eva, The servant, Accident, Le messager, Cérémonie secrète ou encore Monsieur Klein, souhaitons que cette édition réhabilite enfin le film à hauteur de ses réelles qualités.
Deux hommes en fuite débute comme un cauchemar : deux hommes courent sur une plage (au bout du monde) les mains attachées dans le dos. Le soleil est levant et la fuite semble indiquer une possible direction vers l’ouest. Tiens donc. Une trajectoire mythique ? Cela demande vérification. Les deux hommes veulent échapper à une condition et sans doute à des poursuivants encore invisibles. La configuration des lieux cartographie un espace qui ne laisse aucun retour possible. Le soleil levant, l’est, l’océan ou la mer. Une seule trajectoire autorisée : l'ouest. L’issue, quant à elle, reste improbable.
D’autant plus que, dans la soudaineté du montage, surgit une machine, un hélicoptère, qui épouse une trajectoire identique ou, au moins, parallèle aux fuyards. Voilà donc ce qui les poursuit : une figure de l’inhumain qui place d’emblée le film sous les auspices de la métaphore ou de la parabole. Les enjeux sont posés : l’homme et la machine, l’humain et le mécanique, l’ordre et le désordre. Cette dernière orientation dramaturgique convoque par ailleurs une opposition abstraite qui induit un rapport de force qui relève de l’absurde. Métaphore toujours. Ce n'est certes pas nouveau, Hitchcock l'a fait. Mais tout de même.
À moins que ce ne soit une fable ? Attendons. Les personnages du film, en incluant l’hélicoptère qui en devient un, convoquent, par ce qui les définit, toutes les projections et spéculations possibles. Cela se vérifie par l’usage de décors à la diversité improbable. Deux hommes en fuite permet la cohabitation d’une plage, d’une montagne désertique, d'un milieu subtropical avant de nous entraîner vers des cimes enneigées. Le film accueille donc des variétés topographiques qui évoquent les réalités sociales et politiques des années 1960 et 1970 : Espagne franquiste, Amérique Latine, Vietnam.
La fin du film permet une troublante concordance des temps filmiques : des montagnes couvertes de neige, deux hommes en fuite, une frontière, des poursuivants, des soldats qui les observent depuis l’autre côté d’une frontière synonyme de liberté. Deux temporalités filmiques se télescopent : la vision "renoirienne" d’un humanisme ou un pacifisme supérieurs à tous les intérêts (La grande Illusion) et le constat atterré des années 70 où les utopies s’éteignent avant même d’avoir été envisagées concrètement (Deux hommes en fuite).
La grande Illusion de ces Deux hommes en fuite n’augure rien de bon. L’aspect somnambulique des soldats présents sur le territoire envisagé comme libre compose une autre figure de la déshumanisation et rejoint l’image de l’hélicoptère/prédateur du film. L’attitude mutique de l’humain accuse un comportement proche de la résignation. Tout semble s’anéantir y compris le concept de liberté qui n’offre aucune perspective réjouissante.
L’hélicoptère est une figure singulière. Son pilote n’a rien d’identifiable et il est indissociable de la machine qu’il dirige. Ce qui importe ici, c’est la machine et ce qui l’accompagne : la démesure du rapport de force avec les prisonniers et le bruit infernal de son moteur. Elle est associée à une manifestation de l’emprise des ténèbres sur le monde. Dans le dédale des paysages parcourus, l’hélicoptère fait office de Minotaure qui, inlassablement, traque ses proies.
Deux hommes en fuite tentent donc d’échapper à une mort qui leur est promise. S’adapter, trouver une issue, un répit, même ponctuel, est déjà en soi une forme de résistance. Prolonger la chasse revient à déjouer les stratégies d’un joueur d’échecs qui, on le sait, nous est supérieur. Peu importe, il faut essayer, parcourir le champ des possibles comme pour résoudre un puzzle ou accéder au niveau supérieur d’un jeu de plateau. On pense à Duel de Spielberg, à Gerry de Gus Van Sant, à Punishment Park de Peter Watkins et même à Essential killing de Jerzy Skolimovski. Nous connaissons donc l’issue de ce jeu où il est question de survie voire de dignité.
Deux hommes en fuite, en même temps qu’un état des lieux de la géopolitique des années 1970 est aussi, donc, un petit précis du film de genre américain de l’époque puisqu’il se configure autour de paysages qui, dans leurs dimensions ontologiques, convoquent un imaginaire lié au Western, au Film de guerre ou encore à la Science-fiction. Nul doute que cette édition Carlotta Films permettra la découverte et la redécouverte d’une œuvre à la singularité troublante et ô combien enthousiasmante.
La copie, d’un point de vue technique, est remarquable et rend justice au travail d’Henri Alekan.
Côté suppléments, outre la traditionnelle bande-annonce (ici celle de la sortie en salles 2017), deux modules complètent le plaisir du visionnage.
D’abord un extrait de 8 min d’une émission de TV de 1970, Le journal du cinéma, dans lequel Joseph Losey s’attarde sur ses motivations esthétiques et surtout sur son étonnement quant au choix du titre choisi pour l’exploitation du film en France.
Autre complément de programme, plus conséquent et donc plus passionnant, celui dans lequel Michel Ciment, auteur d’un ouvrage sur Losey, revient sur l’origine du film et le déploiement en son sein des thématiques récurrentes du cinéma de Losey. Didactique, simple, direct et efficace autant que passionnant.
Crédit Photo : © 1970 Cinema Center Films and Cinecrest Films Inc. Tous droits réservés.
SUPPLÉMENTS (EN HD uniquement dans l'édition Blu-ray ; en SD pour l'édition DVD)
. L’OISEAU DE PROIE (20 mn)
. "LE JOURNAL DU CINÉMA" : ÉMISSION DU 22/11/1970 (8 mn)
. BANDE-ANNONCE 2017