Hana-bi - La Rabbia
Publié par Stéphane Charrière - 15 juin 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
En 2017, La Rabbia eut la lumineuse idée de ressortir en salles trois films de Takeshi Kitano, cinéaste japonais emblématique des années 1990. Il s’agissait de : Kids Return (1996), Hana-bi (1997) et de L’été de Kikujiro (1999). En 2018, La Rabbia a la non moins lumineuse idée d'éditer ces mêmes titres en vidéo. Après L’été de Kikujiro disponible depuis le 6 avril, c’est au tour de Hana-bi (sorti le 6 juin) de nous être proposé, lui aussi, en Blu-ray/DVD dans une copie d’excellente qualité. Pour Kids return, il nous faudra patienter jusqu’au 11 juillet. L’occasion est belle, pour nous, de revenir sur cet artiste peu connu des nouvelles générations de cinéphiles. Pour introduire l’œuvre de Kitano, nous pouvons tout d'abord avancer une vérité : Kitano a marqué son temps, le cinéma japonais et l’histoire du cinéma tout court.
Hana-bi présente la qualité non négligeable de quantifier ces mérites. Ce qui est particulièrement intéressant avec ce film, considéré comme le meilleur de Kitano, c’est que, d’une certaine manière, Hana-bi est exemplaire des caractéristiques du cinéaste réputé pour ses facultés à conjuguer et cumuler les compétences. Hana-bi est sans doute le meilleur moyen de pouvoir estimer les raisons qui firent de Kitano l’un des cinéastes phares des années 90/2000 et un accès des plus passionnants à son travail.
Hana-bi revisite, avant tout, un genre cinématographique typiquement japonais, le film de yakusas, pour transformer en chorégraphie ou en performance artistique les effets de violence inhérents à cette catégorie de films. Hana-bi décrit le parcours de Nishi (Takeshi Kitano), un policier visiblement respecté par ses pairs. Lors d'une mission de surveillance, Nishi quitte ses collègues pour se rendre à l’hôpital voisin pour voir son épouse atteinte d’un cancer en phase terminale. Pendant ce temps-là, une fusillade éclate entre le gangster surveillé et Horibe (Ren Osugi), partenaire et ami de Nishi. Horribe devient paraplégique et un autre de ses collègues est tué. Nishi prend la décision de démissionner afin de commettre un casse pour rembourser d’importantes dettes contractées auprès des yakuzas et, finalement, chercher un sens à sa vie.
Le cinéma de Takeshi Kitano a toujours véhiculé des sentiments extrêmes et, à la fois, opposés et complémentaires : cynisme et empathie vont de concert pour mieux servir une dramaturgie qui oscille ou superpose tragédie et comédie. De ce fait, Kitano incarne autant une rupture qu'un prolongement de certaines traditions dans le cinéma japonais. Hana-bi s'intègre dans cette démarche en empruntant au cinéma populaire tout en transcendant les frontières des genres. Malgré cette allégeance aux modèles filmiques énoncés, il y a dans Hana-bi une rupture de ton qui se manifeste dans l’exploitation des codes du cinéma de genre.
Pour mieux comprendre, attardons-nous brièvement sur l'individu. Avant de devenir presque par hasard un cinéaste, Kitano est un homme de TV, un comique et un acteur. Cette perméabilité des domaines d’excellence qui lui sont propres nourrit son approche du film. À partir de Kids Return, Kitano œuvre comme un artiste global qui interpole tous les savoirs accumulés. Il faut ajouter à ses qualités nommées la peinture puisqu'il s'adonne à cet exercice depuis une longue convalescence qui fit suite à un accident de moto. Il est sans doute notoire de constater que dans Hana-bi, Kitano travaille la matière filmique comme un artiste peintre travaille ses compositions, ses lumières et les formes picturales. Lorsqu’il s’adonne au cinéma, il n’oublie pas les acquis d’autres champs d’expression. On distingue même nettement l’influence du peintre sur le cinéaste, l’apport du sculpteur au metteur en scène et les vertus du chorégraphe qui imprègnent le réalisateur. Kitano s’approprie les étapes de fabrication du film comme il s’approprie les autres langages artistiques.
Kitano fait donc de l’image filmique un support qui se situe au carrefour de différentes formes artistiques : la peinture, la danse, la sculpture, le théâtre et bien sûr le cinéma. Avec Hana-bi, Kitano expérimente une nouvelle forme d’expression, sorte de palimpseste, où la matérialité de ce qui figure sur la pellicule devient presque palpable. On ne regarde pas Hana-bi, on l’éprouve. Pour lui, avec ce film, la pellicule est une toile, la lumière et les couleurs sont la glaise du sculpteur, le corps des comédiens, le sien en premier lieu, fait l'objet de spéculations chorégraphiques, le montage devient un questionnement syntaxique et les positions et mouvements de caméra sont une extériorisation des pensées intimes du cinéaste.
Cette matérialité du film, qu’elle soit émotionnelle ou conceptuelle, peut se vérifier dans le mutisme du personnage principal, Nishi, qui, avec ses airs fantomatiques, est en permanente discordance avec le monde. Il est un vague cousin du Samouraï de Jean-Pierre Melville et, comme son illustre modèle, accueille et accepte, dans une apparente inexpressivité, toutes les projections ou représentations possibles et envisageables par le spectateur.
Dans Hana-bi, le feu d’artifice que le titre annonce est protéiforme. Il est autant formel ou émotionnel que purement visuel et esthétique. L’art de la pyrotechnie agit dans tous les secteurs de création du film et participe d'un éblouissement du spectateur par les émotions et surprises narratives que l’œuvre nous réserve. Le film, comme les ciels nocturnes qui accueillent les spectacles pyrotechniques, est irradié de couleurs, de mouvements et de déferlantes sonores.
Ce qui est également troublant dans Hana-bi, c’est l’aptitude de Kitano à indexer la forme de son film sur l’exploration de quelques principes premiers (vie et mort). Ainsi la palette d’émotions qui réunit la vie et la mort sort du strict cadre japonais pour tendre vers l’universel. On retrouve d’ailleurs ce lien entre Vie et Mort ou Éros et Thanatos, dans le rapport qui se crée à distance entre Horribe (le copain flic blessé et resté handicapé) et Nishi. Le premier retrouve goût à la vie en cumulant et peignant ce qui lui apparaît comme une figuration de la troublante beauté du monde. En fusionnant les éléments vivants qui le constituent (animal et végétal), Horribe, être statique, n'est plus que pure observation et est devenu, paradoxalement, Éros. L’autre, Nishi donc, a beau être mouvement et énergie, il est irrémédiablement attaché, sciemment, à une trajectoire qui s’annonce funeste et tragique, il s'accommode de son statut qui est, paradoxe inverse, celui de Thanatos.
Les peintures d’Horribe, actes de survie par excellence, assument un rôle qui n’est pas sans évoquer le chœur antique. Les images peintes annoncent les péripéties et obstacles que devra affronter Nishi. De la même manière, les cadrages du film répondent aux toiles « naïves » d’Horribe. On retrouve dans ce dialogue à distance instauré par les personnages un débat similaire qui s'installe dans les images qui constituent Hana-bi : images fixes de la peinture et images mouvantes du film. Les peintures foisonnent de couleurs et de détails alors que le cadre filmique se déleste de toute substance pour ne garder que l’essence du discours de Kitano. Le film fait alors l’éloge du vide. Mais un vide qui attend d'être comblé. Le spectateur, comme il le fait en prêtant au visage marmoréen de Kitano des émotions diverses et intimes, est invité à habiter le film.
Le principe narratif et formel utilisé ici repose sur l’exploitation et l’adjonction des contraires qui se complètent pour former une figure parfaite de l’équilibre du monde. Ce partage, dramaturgique ou formel, entre Éros et Thanatos, l’un ne pouvant exister sans l’autre, propulse le film dans une dimension métaphysique qui trouve son socle dans le paradigme du In et du Yo (Yin et Yang). Magistral.
L'édition de Hana-bi est, vous l'aurez compris, incontournable et indispensable. La qualité de la copie, la bande originale de Joe Hisaishi et le livret qui revient sur le parcours artistique de Kitano sont autant d'arguments qui devraient définitivement motiver les plus indécis pour qu'ils se précipitent sur l'édition afin de constater combien la modernité de Kitano est toujours aussi vibrante.
Crédit photographique : Copyright LaRabbia
Contenu de l'édition :
Making of (16 minutes)
Bande Annonce, version restaurée
Livret exclusif de 40 pages
CD de la Bande originale du film composée par Joe Hisaishi
DVD du film