Nous le savons depuis la palme d’or surprise obtenue par Cristian Mungiu avec 4 mois, 3 semaines et 2 jours, le cinéma roumain est habité par une vague de cinéastes talentueux, très cinéphiles et qui se sont donnés pour objectifs de traduire et ausculter, par le film, les maux de la société roumaine contemporaine. Constantin Popescu, peu connu, si ce n’est de certains festivaliers ou de spectateurs avides de découvrir toutes les facettes de cette cinématographie (il fut l’auteur d’un des sketchs des Contes de l’âge d’or : La légende du policier avide), fait partie de cette Nouvelle Vague roumaine. C’est par l’intermédiaire de son nouveau film, Pororoca, que le public français est invité à (re)découvrir ce talent incontestable et incontesté. Pororoca, curieusement pour un film roumain, débute sous de radieux auspices même si cela ne durera pas. Le film nous introduit dans la vie, en apparence sereine, de Tudor et Cristina, parents de deux enfants Maria et Ilie. Tout semble aller pour le mieux pour Tudor et Cristina qui sont la parfaite représentation d’une petite bourgeoisie naissante et assumée. Quelques doutes envahissent cependant le quotidien du couple par le biais d’appels téléphoniques sur le portable de Cristina. Un prétendant dont elle ne dissimule rien de l’assiduité. Finalement tout n'est pas quiétude, finalement, nous sommes bien devant un film roumain.
Un matin, Tudor quitte l’appartement en compagnie de ses deux enfants. Direction, le parc pour profiter de cette journée ensoleillée. Une fois arrivé sur place, le trio se sépare plus ou moins : Tudor s’installe sur un banc et les enfants partent de leur côté jouer. La routine. Le temps s'égrène au gré de coups de téléphone lorsque Tudor s’éloigne acheter un café. Il revient vers son banc. Tout va bien. Pour l’instant. Soudain, alors qu’il observe son fils jouer au foot, il tourne la tête et Maria n’est plus dans son champ de vision. C’est le début d’un chemin de croix ou d’une descente aux enfers.
Plusieurs éléments rendent Pororoca passionnant. D’abord sa manière de jouer avec le statut du spectateur vis-à-vis de l’image de cinéma. Si ce questionnement s’impose dès les premières minutes du film, c’est lors de l’enlèvement de Maria que cette intention s'impose comme le cœur de fabrication de Pororoca. Les plans, jusqu’à l’arrivée dans le parc de Tudor et des deux enfants, étaient déjà relativement longs. On le sait, la Nouvelle Vague roumaine use du plan séquence pour en faire une norme dans laquelle se juxtaposent la vision des cinéastes sur la société roumaine et les réalités sociales qui nourrissent leur réflexion. Donc, le plan séquence règne en maître et colle, dans un premier temps, à cette idée chère au cinéma roumain. Puis, sitôt dans le parc, le plan séquence change de nature.
D’abord, un long plan fixe. La caméra est à une distance ambivalente de ce qui semble être le cœur de l’action à observer. Le cadrage enveloppe le terrain de l’action qui va nous préoccuper pendant 20 à 25 minutes de film même si nous ne le savons pas encore. La position de caméra, ajoutée au format cinémascope de l’image, intrigue : nous sommes trop éloignés de l'action pour ne pas y percevoir une ambiguïté ou, au moins, sentir le germe d'un soupçon quant au point de vue que nous adoptons. Là commence alors un jeu de regard. Le plan est fixe, long, nous l’avons dit. Cette persistance nous intime l'ordre d’observer avec attention ce qui se déroule dans le cadre et d’assimiler, par la même occasion, les sonorités qui nous parviennent. Mais ce jeu de regard que la forme instaure est contrarié par le rapport qui lie traditionnellement le film au spectateur : le pouvoir d’identification aux personnages qui nous incorpore au film. Notre concentration sur ce qui compose l’image est parasitée. De plus, les possibles éléments chargés de sens présents dans le cadrage perdent alors en évidence. C’est un parfait prolongement du sentiment qui nous a envahi lorsque nous avons découvert, comme Tudor, que sa femme faisait l’objet de quelques attentions empressées.
Puis soudainement, la caméra change d’angle. Elle pénètre l’espace de jeu réservé aux enfants et adopte un point de vue en plan moyen sur Tudor. Il est au téléphone. Là encore, le son et l’image vont dialoguer et il nous revient de tenter de faire une synthèse de ce qui résulte de ce débat formel. Les conversations de Tudor s’enchaînent. Il demeure assis sur un banc. Les enfants, Maria et Ilie, entrent à tour de rôle dans le cadre. Puis ils retournent à leurs occupations ludiques. Ici, à la manière de cinéastes orientaux, Popescu introduit dans Pororoca une notion intrigante. Sans rien couper, en plan séquence, il établit, par l’intermédiaire du jeu des enfants et de celui de Tudor, une sorte de montage parallèle qui résulte de tous les éléments qui convergent à l'intérieur du cadre. Ainsi Popescu crée une tension qui découle des apparitions ou disparitions des enfants dans et hors du cadre. Tudor raccroche, il dialogue alors brièvement avec une mère présente puis reprend ses conversations téléphoniques.
Subitement, la caméra amorce un mouvement vers l'avant. Mais c’est en caméra portée. Avec des soubresauts donc. Le principe de travelling avant a généralement pour fonction de nous entraîner au cœur de la fiction mais, l’anti-naturalisme lié à la caméra portée introduit une autre donnée : ce n’est pas le spectateur qui se projette dans le film, ce sont sa pensée, ses doutes, ses inquiétudes. La caméra agit comme une sorte d’avertissement ou, mieux, une sorte d’injonction faite à Tudor de raccrocher et de se concentrer sur ses enfants. Mais rien ne semble y faire. Alors, de la même manière que la caméra s’est avancée vers lui pour tenter d’initier un lien entre le spectateur et le personnage du film, la caméra recule pour reprendre sa position initiale. Nous reprenons notre rôle inconfortable d’observateur. La nuance est importante ici : nous sommes observateurs et non voyeurs car nous n'avons pas une vision globale de la situation. Ce que Pororoca nous accorde est imprécis. Nous n'avons qu'une seule certitude : nous sommes conviés à assembler les éléments que Constantin Popescu nous délivre de manière à saisir l’importance de la situation et son côté « critique ». Maria disparaît. La caméra, toujours portée, suit l’affolement de Tudor. Popescu joue, c'est maintenant une certitude, avec la notion de caméra à l’épaule. Rappelons qu’il s’agit d’un principe anti-naturaliste qui est, paradoxalement, associé à la restitution du réel du fait de son utilisation récurrente dans le reportage ou le monde du documentaire. Pour ce qui est de son usage dans Pororoca, c’est un choix esthétique qui, bien sûr, affiche la volonté de se rapprocher d'un esprit réaliste, mais pas seulement. Dans Pororoca, le procédé revêt un sens qui sert le propos intentionnel global. Il s’agit, là, d’aller à l’encontre du réalisme et de la manière dont l’homme voit et perçoit l’espace lorsqu’il le traverse. Ce principe a, dans ce cas précis, pour fonction de retranscrire une instabilité intérieure. Instabilité double donc : d’abord celle du spectateur impuissant devant le drame qu'il sent venir puis, après la disparition de Maria, le principe deviendra le parfait reflet des angoisses et de la culpabilité de Tudor.
Sur le même principe d’inversion des usages ou des conventions, Popescu se servira des couleurs et des cadrages pour retranscrire la lente descente aux enfers de Tudor. L’acteur sera de plus en plus filmé en plan serré, ce qui, avec l’usage du cinémascope, aura pour effet d’amplifier son retrait du monde dit « normal » et de le séparer de tout ce qui le relie à sa vie antérieure. Il devient un autre. Tudor s’efface du monde pour entrer dans une autre dimension où lui seul peut aller. Les couleurs se dé-saturent, les cadres se resserrent, le monde alors décrit dans Pororoca n’est plus qu’une extériorisation de la souffrance intérieure de Tudor. La ville est contaminée et le Mal que Tudor possède en lui ne peut se contenir. Pour le supporter, pour se supporter, il lui faudra trouver le moyen de modifier la nature de sa culpabilité afin d’assumer le rôle de monstre qu’on lui a attribué. Bienvenue en enfer.
Crédit photographique : © New Story / Scharf Advertising / Irreverence Films