Jusqu’à la garde - blaq out
Publié par Stéphane Charrière - 26 juin 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Jusqu’à la garde a pour sujet un phénomène, les violences conjugales, qui, finalement, a rarement été traité avec brio au cinéma. C’est-à-dire que si la problématique a permis de produire quelques films au succès variable, peu ont, en revanche, été susceptibles d’être autant une œuvre de cinéma qu’un film dossier ou un film à thèse. On se souvient de : Un tramway nommé désir, Les nuits avec mon ennemi, Alexandra’s project ou, bien sûr, Domestic violence le documentaire de Frederick Wiseman. Il faudra désormais ajouter à cette liste Jusqu’à la garde, le premier long-métrage de Xavier Legrand.
Ce film est le prolongement d’une réflexion initiée par Xavier Legrand avec son court-métrage intitulé Avant que de tout perdre (2012). Court-métrage qui figure parmi les compléments de l’édition Blaq Out dont il est question ici. Jusqu’à la garde reprend les mêmes personnages mais situe son action un an après les événements décrits dans le court-métrage (paradoxalement, il est recommandé de le voir après le long). Le couple Besson, Miriam et Antoine, divorce. Pour protéger son fils, Julien, d’un père qu’elle accuse de violences, Miriam en demande la garde exclusive. La juge en charge du dossier accorde cependant une garde partagée au père.
Ce qui est passionnant dans Jusqu’à la garde, c’est la manière dont Xavier Legrand arrive à juxtaposer les points de vue ou les rôles de tous les concernés d’une situation extrême comme celle décrite par le film. La caméra s’indexe sur le propos du cinéaste. Dans un premier temps, elle reste à distance respectable lors de la première séquence, le bureau de la juge. Nous ne sommes pas loin d’un dispositif filmique qui évoque le documentaire et plus particulièrement Depardon dans sa manière de filmer l’institution judiciaire. La caméra, par sa position, par ses angulaires, nivelle le rôle et l’importance de chaque protagoniste. L’égalité de traitement à laquelle procède Xavier Legrand introduit chez le spectateur une vague notion d’inquiétude. Ne serait-ce que parce qu’il nous est imposé ici d’adopter le point de vue de la juge qui est amenée, par sa fonction, à prononcer une décision qui impactera forcément la vie des individus qui se trouvent en face d'elle. Il nous est demandé d’estimer une situation, comme il en existe des milliers lors de séparations de couples, dont on peine à apprécier tous les aspects. La caméra place tout le monde au même niveau : les individus qui se confrontent à l’institution et les représentants de cette institution.
Dans le bureau, la juge, pour affiner son jugement et glaner des éléments qui pourraient lui permettre de rendre la décision la plus juste, interroge les différentes parties opposées. Les questions se font soudainement plus intimes, plus directes et la caméra se rapproche des personnages. Les plans se resserrent. Il nous revient alors de bien observer le jeu des comédiens pour tenter de mesurer l’ampleur du drame qui se joue devant nous.
À ce titre, Xavier Legrand ne craint pas d’utiliser les ressources formelles qu’autorise l’artifice cinématographique pour tenter d’en faire un révélateur des vérités enfouies. L’usage du plan rapproché rend compte avec subtilité des sentiments éprouvés par les acteurs du drame. Notons la formidable direction d’acteur et le non moins formidable jeu des comédiens. L’angoisse et la peur des victimes de violences conjugales se manifestent sous quelle forme ? Comment les détecter ? Si le cinéaste nous aide par la mise en forme des séquences, il nous revient de lire et de décrypter ce qui se dit par les mots, les intonations et les expressions physiques des personnages.
Jusqu’à la garde nous permettra d’entrer dans la souffrance des individus par le biais de très gros plans qui, au-delà de leur fonction habituelle, participent d’une sensation claustrophobique qui se transforme en histogramme émotionnel.
La justesse de la mise en scène est totale puisque le spectre des violences potentielles qui porte atteinte aux personnes touche autant au parental qu’au conjugal. Ainsi donc, pour rendre compte de ce que le parent vit, mais ne montre pas, il suffit d’observer le comportement de l’enfant. Tout est là. Et inversement. Il y a parfaite porosité dans la souffrance vécue par toutes les victimes. Ce qui ne se dit pas dans une scène par l'une, la mère, sera explicité par les autres protagonistes, les enfants, dans la scène suivante et ainsi de suite. Brillant et terrible.
Dans un premier temps, le doute peut planer sur les accusations dirigées contre le père. Difficile de vérifier la véracité des propos de Miriam. La grande intelligence de Xavier Legrand, ici, est de ne pas montrer ce qui a pu se passer auparavant dans le relationnel du couple. Jusqu’à la garde se focalise sur le présent. Il y a cependant des éléments qui nous éclairent : la lettre de Julien rédigée pour infléchir le jugement indique combien le père induit par sa seule existence du traumatique chez l’enfant. Les mots choisis par cet enfant racontent l’imbrication des rapports conjugaux et parentaux. Mais, Julien n’étant pas là, le doute peut subsister chez le spectateur le moins attentif. Puis, viendra une scène qui fonctionnera sur le même principe que ce moment de la lecture des mots rédigés et choisis par l’enfant.
Le père vient exercer son premier droit de visite. Julien, à peine visible, est allongé sur un lit. L’irruption du père est autant visuelle, la voiture par la fenêtre, que sonore, le coup de téléphone. Cette apparition semble presque inopportune, elle vient rompre l’attente qui se faisait dans une relative quiétude et, sans doute, avec quelque espoir que le père, Antoine, ne vienne pas. La mère tente de protéger son enfant mais rien n’y fait, la justice a tranché. Julien a conscience de cela et rejoint son père. Ils sont seuls dans la voiture. Plus de doute. La peur qui se lit sur le visage de l’enfant est trop flagrante pour être simulée ou fantasmée. Les gestes, l’attitude de l’enfant laissent le spectateur interdit. La violence est là alors que rien, en apparence, ne se passe. Sans flash-back, Xavier Legrand, ici, convoque un passé que l’on devine lourd et chaotique.
Parentalité et conjugalité se rejoignent et s’affirment dans la réciprocité des procédés de défense mis en place par les protagonistes : l’enfant adopte ici une attitude qui n’est pas sans rappeler celle de Miriam dans le bureau du juge. Un mauvais mari est donc un mauvais père. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais pourquoi cette violence ? La question mérite d’être posée parce que cet homme semble, à sa manière, aimer les êtres qu’il blesse. Sans doute parce que les failles identitaires sont conséquentes. Trop ? Inévitablement car la violence exercée sur autrui n’est qu’un moyen, un ressort, un outil pour dire et clamer sa domination sur l’autre. Mais pourquoi un tel besoin ?
Par petite touches, Xavier Legrand instaure un climat filmique anxiogène qui parcourt avec lucidité les conséquences, sur l’individu, de tout acte violent perpétré dans le cadre intime des relations familiales et cela, quelle que soit la nature de cette violence. Jusqu’à la garde devient un espace de représentation de la peur, de l’angoisse qui se manifeste lorsque l’on distingue que l’enfant ou la mère procèdent tous deux par anticipation. En présence du père, ils ne cessent de spéculer sur ce qui peut se produire, ils guettent le moindre signe d’urgence, le moindre geste qui déclencherait une alarme intérieure. Ils sont en état d’alerte permanent.
Jusqu’à la garde possède cette qualité rare de laisser entrevoir le glissement du geste anodin vers un acte d’agression. Xavier Legrand, par la justesse de sa mise en scène, réussit le tour de force de nous donner à voir ce qui, le plus souvent, est imperceptible dans le rapport entre les êtres. Il s’agit du moment où les choses dérapent, le moment où un rapport affectif se mue en rapport de domination, d’emprise psychique ou physique.
La finesse et l’intelligence du propos tenus par Xavier Legrand se vérifient par son aptitude à utiliser toute une batterie de procédés techniques et de mise en scène (direction d’acteurs, mouvements d’appareil, échelle des plans, piste sonore, etc.) pour nous donner à voir et à vivre le calvaire enduré par les victimes. Il nous donne à nous, spectateurs, la possibilité de détecter, comme les victimes, les signes annonciateurs d'événements dont l’issue reste incertaine puisque la mécanique qui se met en branle ici est incontrôlable.
Le spectateur est ainsi plus qu’un témoin. Il est le tiers indispensable, le garant d’une forme de lucidité qui, seule, peut prévenir ou au moins sécuriser les victimes en anticipant sur les actes probables ou possibles. Ainsi donc, dans Jusqu’à la garde, Xavier Legrand ne nous demande pas seulement de partager une émotion, il nous demande de comprendre la somme de tous les affects qui se télescopent dans ce contexte. Ce n’est sans doute pas faire injure à Xavier Legrand de supposer que l’intention première de son cinéma, de son art, est habitée par la volonté de retranscrire les angoisses liées à ces actes de violences domestiques. Il y a dans Jusqu’à la garde le souhait de donner à comprendre, donc de donner à voir par l’intellect, tous les sentiments inquiétants qui propulsent en enfer les victimes de pareils actes. Pour cela, le cinéaste touche le spectateur par l’usage qu’il fait des éléments réalistes qui composent l’univers du film. Ceux-ci ajoutent à l’inquiétude qui nous gagne non pas parce que nous nous identifions (souhaitons que tous les spectateurs ne soient pas victimes de ce type de comportements) mais parce que nous réfléchissons sur la question. Xavier Legrand parvient avec Jusqu’à la garde à restituer et rendre tangible le cri intérieur insoutenable de la victime qui quotidiennement anticipe ou appréhende les signes précurseurs de l’horreur à venir. Ajoutons, chose incroyable, que Xavier Legrand a réussi à faire de l’horreur absolue un magnifique moment de cinéma.
Pour ce qui est du contenu éditorial, nous ne pouvons que louer le travail effectué par Blaq Out.
Mention spéciale au court-métrage Avant que de tout perdre. Le film est remarquable dans le développement d'une tension qui s'insinue par l'intermédiaire d'images en apparence anodines ou de mots qui, au détour d'une phrase, disent l'insoutenable. Formidable.
Deux autres bonus attirent particulièrement. D'abord un making of qui a le mérite de s'attacher réellement à la fabrication du film plutôt que de compiler une somme d’auto-congratulations lassantes et hypocrites. On y découvre avec bonheur Legrand diriger ses comédiens et converser avec ses collaborateurs techniques. Là aussi, c'est riche d'enseignement et passionnant.
Tout aussi passionnant, l'entretien accordé par le juge aux affaire familiales Édouard Durand qui revient sur la complexité des situations de violences conjugales, en décrit les symptômes, les effets secondaires avant d'évoquer les moyens que possède la justice pour intervenir et protéger les citoyens de ce type de comportements.
Module particulièrement intéressant qui complète une édition indispensable pour un film qui l'est tout autant.
Crédit photographique : Copyright KG_Productions / Copyright Haut et Court
Suppléments :
Avant que de tout perdre court métrage de Xavier Legrand 2012 (29 minutes)
Making of (43 minutes)
Entretien avec Édouard Durand juge aux affaires familiales (32 min)
Commentaire audio de Xavier Legrand