Splitscreen-review Image de Le poirier sauvage de Nuri Bilge Ceylan

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Le Poirier sauvage

Publié par - 8 août 2018

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

On a souvent loué Nuri Bilge Ceylan pour la précision de sa mise en scène orientée vers le traitement de questions métaphysiques mais aussi pour sa capacité à filmer et rendre tangibles des situations ou des sentiments complexes. On s’est également extasié, un peu moins cependant, à propos de son habileté à donner une matérialité aux rêves, aux visions, aux fantasmes qui définissent les contours de l’âme humaine. Sur ce point, rarement il aura été aussi loin dans l’interpolation des espaces réalistes et oniriques que dans son nouveau film, Le poirier sauvage.

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Le film fut projeté en toute fin de festival à Cannes (dernier film à avoir été présenté en compétition) et Le poirier sauvage fait partie des films incroyablement, donc injustement, évincés du palmarès. Sa durée (3h08), sa programmation tardive et une ambiance festivalière marquée par la défense de causes essentielles ne plaidaient hélas pas en faveur de Nuri Bilge Ceylan. Cette année, le jury du Festival de Cannes a opté pour une valorisation de contenus filmiques indexés sur l'actualité plutôt que d'obéir à des choix dictés par des considérations artistiques. De fait, Le poirier sauvage n’avait guère de chances. Aucune si on veut être précis.

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Le Poirier sauvage nous propose de partager une réflexion existentialiste avec Sinan, personnage aux ambitions singulières : passionné de littérature, il a toujours voulu devenir écrivain. De retour dans son village d’Anatolie, il n’a de cesse de trouver l’argent nécessaire pour être publié. Hélas, les dettes de son père finissent par le rattraper et deviennent de véritables obstacles à la consécration personnelle envisagée… Pour faire simple, Le Poirier sauvage décrit avant tout un éveil intellectuel, une illumination spirituelle, une révélation. Le film, par l’usage du cadre, des lumières, des mouvements d’appareil, invite à des flâneries pendant lesquelles se libèrent des réflexions profondes sur la nature humaine. Ainsi, les situations peintes par Ceylan appartiennent à une réalité qui sert de support à l’éclosion de rêveries dignes d’un univers surréaliste.

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Depuis ses premiers films, Ceylan a considéré de manière tout à fait singulière les liens inévitables qui unissent réel et imaginaire. La mise en scène chez Ceylan, et cela n’a sans doute jamais été aussi vrai qu’avec Le poirier sauvage, est au service de l’expression de l’insoupçonnable, du caché et de la multiplicité identitaire qui se dissimulent au fond de chaque être humain.

Ce qui importe dans Le poirier sauvage, c’est l’expression de l’intériorité et, donc, la manière dont cette intériorité fomente un imaginaire et s’accommode de certaines réalités familiales, sociales, spirituelles et politiques. Ce qui est troublant ici, c'est que le film se joue des codes traditionnellement utilisés pour introduire l’imaginaire dans le réel.

Le poirier sauvage peut se résumer au choc provoqué par la convergence d’éléments filmiques contradictoires de manière à stimuler l’esprit du spectateur. La finalité est simple, presque évidente, il s’agit de conduire le spectateur sur les chemins de la pensée et des interrogations. Pour exprimer la densité et la beauté du film, on pourrait soutenir que sa structure repose sur un principe purement cérébral. Il y a dans cette idée un fil conducteur qui traverse Le poirier sauvage et qui le relie à toute l’œuvre du cinéaste.

Chez Ceylan, la définition esthétique du film est inextricablement liée au plaisir réflexif et à la volonté d’activer la pensée : Ceylan est un cinéaste de l’idée, de l’intellect, de la visibilité des affects et de la révélation du mystère des âmes. Autrement dit, Ceylan est un metteur en scène qui se fixe pour objectif de faire naître une émotion à partir d’une réflexion.

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Dans Le poirier sauvage, Ceylan trouble nos habitudes de spectateur. Nous l'avons déjà exprimé, nul signe, nul usage des conventions qui, traditionnellement, renseignent sur la nature des images montrées. C’est parce que Ceylan filme le réel comme un rêve ou plutôt comme une rêverie. La réciproque se vérifie d'ailleurs également. Dans Le poirier sauvage, Nuri Bilge Ceylan décrit un réel qui invite les êtres à penser, à réfléchir. Une fois le processus enclenché, une forme d’onirisme émane des relations, abstraites ou concrètes, qui s’installent entre Sinan et le monde. Ces scènes, on pense au nourrisson couvert de fourmis, augurent des changements internes au personnage et convoquent une forme de mélancolie qui naît dans le constat que les croyances, les certitudes ou les désirs du protagoniste ne peuvent s’accorder avec la réalité du monde.

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L’art de Ceylan, une nouvelle fois magnifié dans Le poirier sauvage, consiste à révéler ce qui se dissimule derrière les apparences. Au-delà de l’âme du personnage, ce sont surtout les désirs contrariés de ce dernier que filme Ceylan. Les événements oniriques ou les visions associées aux personnages nous informent de ce qui se produit dans l'âme de Sinan et modifient ce qui lui donne sa texture identitaire. Les multiples déambulations de Sinan avec différents interlocuteurs servent à étalonner le personnage quant aux questions fondamentales qu’il se pose. Des questions qui touchent à l’identité turque et, par extension, à celle du protagoniste. Sinan veut devenir écrivain. Il pense pouvoir y parvenir parce qu'il suppose avoir des connaissances suffisantes sur nombre de sujets fondamentaux : la religion, la politique, l’art, la littérature, l’amour, etc. Sinan a des rêves de grandeur : il veut écrire et décrire ce qu'il sait des réalités du monde telles qu’il les perçoit ou les analyse.

Mais comment connaître la valeur de son savoir sans le confronter aux autres ?

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Sinan pense détenir la vérité. Sinan détient, concédons-le, une vérité, la sienne, que Le poirier sauvage va comparer, opposer et situer à la réalité turque en parcourant les contours de l’âme de Sinan. C’est par l’intermédiaire de débats, de rencontres avec des individus qui incarnent, tous à leur manière, un visage de la Turquie contemporaine qu’il est possible de définir l’homme qu’est Sinan. On pense à ce moment-là à Bergman dans la juxtaposition d’une trajectoire individuelle à une destiné collective pour situer un personnage sur l'échiquier de l'existence.

Il y a dans la trajectoire de Sinan, dès qu’il a pris conscience de la réelle valeur de son travail et de sa pensée, la volonté de changer d’état. Il lui faut aller au bout d’un processus de négation de ce qui l’a défini pendant de nombreuses années pour, finalement, accepter ce qu’il est réellement. C’est donc par un processus de destruction initié par les visions oniriques déjà mentionnées (le nourrisson recouvert de fourmis cité à titre d'exemple) et complété par les joutes verbales avec ses interlocuteurs que Sinan pourra envisager son existence de manière différente. Le poirier sauvage est une sorte d’accomplissement esthétique, thématique et cinématographique qui épouse les méandres de l'âme tourmentée d'un individu qui se confronte à la complexité du monde. Pour en définir avec autant de précision et de finesse le parcourt, Le poirier sauvage est un éblouissement que rien au monde ne saurait ternir. Pas même une absence au palmarès du plus grand festival de cinéma du monde.

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Crédit photo : © nbcfilm

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