Pickpocket et L'Argent - deux films de Robert Bresson chez Potemkine Films
Publié par Stéphane Charrière - 27 août 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Robert Bresson est un artiste précieux. C'est pourquoi nous accueillons avec bonheur et curiosité les superbes éditions simultanées de Pickpocket (1959) et de L'Argent (1983) chez Potemkine Films et Agnèsb.cinéma. Robert Bresson est connu de tous les cinéphiles qui lui prêtent généralement des qualités pouvant paraître abstraites pour le néophyte soucieux de parfaire sa culture filmique : cinéma de l’indétermination, de l’équivoque ou encore d'être un cinéaste habité d'intentions régies par des principes qui relèvent de l’incertitude et du questionnement.
Concédons que les problématiques énoncées ci-dessus, dans leur terminologie, ont tout pour indiquer que Bresson pratique un cinéma compliqué. Or, et c’est là un paradoxe particulièrement intriguant, le cinéma de Bresson est fait de simplicité : minimalisme dans le jeu des comédiens, mouvements d’appareil presque invisibles et au service du seul propos, « efficacité » du montage, usage essentialiste du son, etc. Chez Bresson, ne figure sur l’écran que ce qui importe et qui sert à la lecture et à la compréhension du film. Des regards, des plans serrés, des sonorités ajustent et fixent notre esprit sur ce qui est crucial. Lorsqu’un homme agit sur un objet ou un outil, ce qui compte n’est pas l’environnement d'une action mais l’acte en lui-même. Aussi, Bresson privilégie-t-il le geste au contexte. Dans L'Argent, des individus observent des billets pour vérifier leur validité : nous ne voyons pas des comédiens examiner des billets, nous les voyons prendre l'argent puis nous voyons les coupures en gros plan. Les billets sont alors sans doute scrutés par les personnages et il nous revient d'imaginer les expressions et attitudes qui en accompagnent l'étude à partir d'un geste que nous voyons en plan serré.
Ce qui rend le cinéma de Bresson complexe n’est pas sa forme mais ce qu’elle implique comme posture chez le spectateur. Ce qui rend complexe le travail de Bresson, c’est ce que projette le spectateur dans et sur le film.
Les principes énoncés en préambule se matérialisent également dans le sentiment paradoxal d’un attachement au littéral et au théâtral que les films ne cesseront de remettre en cause. Dans Pickpocket, aux abords d’un champ de courses, un homme, Michel, caresse le cuir d’un sac à main porté par une dame puis plonge sa main dans le sac. Il fouille le sac, la dame se retourne, le regarde puis revient au sujet premier de ses préoccupations, la course. Michel extrait un portefeuille du sac. La description relate un fait, un vol. Mais ce que les mots occultent, et que les images traduisent, c’est que ce geste a priori froid et calculé répond en réalité à une toute autre logique que celle du simple vol. Il faut associer à la description de la situation ce que suggère le film. Là, se télescopent plusieurs idées : l’échange de regards, des visages inexpressifs quant à ce qui devrait être observé (la course), les variations d’intensité dans les yeux de Michel lorsque sa main plonge dans le sac, etc. Le larcin se transforme alors en une chorégraphie qui semble échapper à son but premier : le vol est associé à un rituel érotique.
La manière dont est commis le délit souligne une forme de dichotomie qui s’installe entre le texte scénaristique et l’image de Bresson, dichotomie qui invite le spectateur à interpréter ce qui est montré.
Cet écart est un révélateur de ce qui sépare l’individu du collectif. Si l’acte de Michel se confond avec un ressenti physique proche d’un acte sexuel, c’est parce qu’il est en accord avec la nature profonde du personnage qui, seul, peut comprendre les motivations de ses agissements. Une action instinctive se matérialise et procure des sensations incompréhensibles pour autrui. Sauf si, par l’intermédiaire d’une image de film, donc d’un langage métaphorique, nous est donné à comprendre par association d’éléments ou d’indices ce qui provoque le désir ou le besoin de voler chez Michel. Il y a l’être représenté par le personnage et il y a ce qui se dissimule dans son âme et qui le définit ontologiquement.
Il y a aussi, dans cette conjugaison des apparences et de la profondeur, des emprunts à une imagerie chrétienne puisque l’acte réunit désir de toute-puissance et la mortification qui découle de la conscience de commettre un acte répréhensible. Il ne faudrait toutefois, selon nous, pas forcément prendre cela pour argent comptant ou se limiter à cette seule grille de lecture. Si les films de Bresson cheminent sur des territoires balisés par une pensée chrétienne, c’est parce que cette dernière constitue un socle de connaissances communes qui aide le spectateur à se repérer au cœur de la matière première d’un film de Bresson, c'est-à-dire dans l’indicible. Autrement dit, ces éléments liés à une imagerie chrétienne sont des ressources qui alimentent et développent, comme la nature de l’image filmique, une pensée sur le monde qui se dispense selon des principes métaphoriques.
Ainsi toute idée du Mal, par exemple, peut s’interpréter dans une optique de traduction d’un mal-être qui, à sa manière, est à rapprocher d’un cinéma dit de la modernité. Bresson est à envisager comme un cinéaste moral et non moraliste. Dans L'Argent, c’est l’importance prêtée à tout ce qui touche de près ou de loin au domaine de la finance qui est la source des maux qui se diffusent socialement et individuellement. La fausse monnaie envahit la collectivité comme un parasite agit sur la structure d’un être jusqu’à en modifier sa substance première. L’argent est un agent contaminateur qui pervertit ce qui distingue l’homme du reste du monde animal, son âme. L’argent est faux ? Puisqu’il est le fondement de nos sociétés dites modernes, alors tout est corrompu : relations, sentiments, valeur des choses, valeurs morales, etc.
Un film de Bresson est identifiable en quelques instants, en quelques fragments d’image pourrait-on dire. Comme tout artiste, Bresson a développé une stylistique très précise. Elle se caractérise par quelques points distincts qui convergent tous vers une finalité commune : la captation du vrai. À défaut de pouvoir énumérer tous les procédés utilisés pour cela, nous pouvons en noter quelques-uns qui rejoignent la dialectique complexité/simplicité énoncée plus haut. À commencer par les cadrages qui, le plus souvent, vont tendre vers un intérêt pour le corpuscule plutôt que pour l’ensemble. Bresson le sait, plus l’image regorge d’informations, plus l’esprit de celui qui observe cette image risque de se laisser distraire et de se détourner de l’essentiel.
Aussi Bresson procède-t-il d’une essentialisation troublante qui se traduit le plus souvent par l’usage du plan serré ou d’un montage « cut » qui convoque une figure de l’incomplétude. Cela dote le film de certaines contraintes qui vont impacter l’attitude de celui qui regarde le film. Le spectateur devra ainsi accepter d’être sollicité en permanence par les images du film. Le regardeur doit mentalement construire ce que le plan serré invite à visualiser au niveau cérébral sans que cela ne soit montré.
Autre figure de style remarquable, plus complexe encore dans son articulation formelle, le rapport instauré entre l’image et le son. Il n’est pas rare de regarder une scène et de constater que le son ne s’accorde pas avec la logique réaliste des images. C’est que ce qui est du domaine du visuel chez Bresson appartient à un argumentaire qui échappe à la matérialité du film afin de permettre l’éclosion d’une pensée ou d’une réflexion.
Si l’écran est un miroir, ce qu’il reflète chez Bresson se rapporte donc au champ de l’indicible, de l’abstrait et il nous revient, à nous spectateurs, de le mettre en forme. Ainsi donc Bresson fait partie de ces artistes qui considèrent que l’œuvre produite n’a de sens que si le spectateur participe à sa mise en place, à son existence, à sa vie et à sa pérennité. En ce sens, il ne s’est pas trompé. L’évidence de ces superbes éditions conjointes de Pickpocket ou de L'Argent chez Potemkine Films et Agnèsb.cinéma lui donne raison. Ces éditions tendent à prouver que l’œuvre de Robert Bresson est immortelle.
Les deux films ont bénéficié d'une restauration mise en valeur dans les deux éditions par un transfert d'excellente facture.
Pour ce qui est des compléments, Potemkine Films et Agnèsb.cinéma ont fait un travail des plus cohérents. Les bonus tiennent leur rang et ne galvaudent pas leur nom. Ils enrichissent réellement le visionnage et/ou la découverte. Les entretiens qui figurent sur les deux disques témoignent d'une complémentarité qui fait honneur au travail de Bresson.
Deux compléments sur le Blu-ray de Pickpocket diffèrent de la catégorie témoignage et sont particulièrement passionnants : Les modèles de Pickpocket de Babeth Mangolte et Bresson et Dostoïevski, un entretien avec Gabriela Trujillo. Babeth Mangolte, fascinée par le film de Bresson, s'est mise en quête de retrouver quelques interprètes de Pickpocket au début des années 2000 pour les questionner sur le film. Entre souvenirs et réflexions livrées à la caméra, les interprètes que sont Pierre Leymarie, Marika Green et Martin LaSalle fournissent un formidable exemple de l'empreinte intellectuelle laissée en eux par l'expérience du tournage avec Bresson. Captivant.
Sur un registre différent mais tout aussi passionnant, Gabriela Trujillo se livre à un exercice d’analyse des thématiques et des parallèles que l'on peut dresser entre Bresson et Dostoïevski dans le traitement du personnage de Michel dans Pickpocket. L'entreprise réussit le pari d'être aussi enthousiasmante qu'intéressante dans la mesure où Gabriella Trujillo maîtrise parfaitement son sujet. L'argumentaire est complet et frappe par son évidence.
Crédit photographique : © MK2
SUPPLÉMENTS :
PICKPOCKET
- Interview de Robert Bresson : extrait de « Cinépanorama » avec France Roche et François Chalais (1960) (6')
- Entretien avec Clément Cogitore (23')
- Bresson et Dostoïevski (29')
Disponible uniquement sur le Blu-ray
- Les modèles de Pickpocket de Babette Mangolte (90')
L'ARGENT
- Interview de Robert Bresson (7')
- Entretien avec Eugène Green (37')
- Entretien avec Jean-François Naudon, monteur de L'Argent
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