Interferencias - Notes sur le film et CV
Publié par Stéphane Charrière - 14 septembre 2018
Catégorie(s): Cinéma
INTERFERENCIAS – quelques notes.
Jesús répondit tout de suite au téléphone, ce qui n’est pas normal chez lui. J’étais même surpris car il ne répond presque jamais au premier appel ; pourtant je sais qu’il a toujours son téléphone à la main. Va savoir ce qu' il lui a pris ce jour-là ? Mais il décrocha tout de suite.
"J’ai eu une idée, tu vas voir, et si je te filmais ?" Il rigola.
"Oui, oui, tu vas voir, ça va être beau et puis ça peut être productif pour toi aussi ; tu écriras quelque chose, un nouveau poème, sur le sujet que tu voudras." Il était partant, et voilà que tout a été arrangé en à peine quelques jours.
Il me fascine, il a la malice d’un enfant. Entouré de ses jeunes élèves je me rends compte qu’il a les mêmes nuances d’esprit, la même façon de jouer, de créer. En ce sens sa manière de travailler est très différente de la mienne. Lors de nos discussions qui précédèrent le tournage il me raconta ce qui est vraiment important dans son écriture : le sentiment vécu, l’instant, l’expérience. Il peut passer des semaines entières sans même songer à se servir du crayon et, tout d’un coup, le besoin surgit. C’est alors qu’il peut créer en peu de temps – parfois même pas une heure - un dessin, un poème, un nouveau jeu. Je n’y croyais pas au début, mais c’était vrai. Le programme du tournage se révélait alors assez simple : pas besoin de s’enfermer dans une pièce, il fallait sortir, découvrir, vivre.
Ce projet s’ouvrait devant mes yeux comme un voyage. Un vrai voyage physique d’ailleurs car pour le tournage je devais quitter Paris et m’installer avec lui pendant quelques jours. Mais c’était avant tout un voyage mental, la découverte d’un univers que je connaissais déjà : mes origines. L’autoroute, les camions, le son ininterrompu des voitures, le sifflement des trains qui ne s’arrêtent pas à la gare, l’eau de la rivière : tout le village est entouré de vitesse, d’accélération, de mouvement continu. Pourtant à l’intérieur, dans ses rues, le temps s’écoule paisiblement, peu de choses changent. Il y a une espèce de poésie de l’inamovible. Les collines d’oliviers, les oiseaux du clocher, les souvenirs des voisins qui pensent toujours à ce jeune maître d’école qui encourageait les filles à organiser une équipe de football, en 73, alors que Franco paraissait toujours immortel… J’ai appris que tout cela compose la vie de Jesús et, donc, sa poésie.
Fouiller, parler, forcer la machine afin de lui faire écrire quelque chose dont il serait fier, satisfait, voilà ma tâche principale. Sortir à la rencontre du poème était surtout une astuce pour répondre à la question que je me suis posée depuis le début : comment filmer l’écriture ? Comment faire pour fixer dans l’image un processus mental, abstrait ? La solution se trouvait sur place. Car même si avant mon départ j’avais tout prévu et bien manigancé, le tournage a bien sûr tout changé et le montage a fini par bouleverser ce qu’il restait du plan original. Toutefois, il y avait une seule chose dont j’étais sûr : le titre. Il devrait être le même que celui du poème car il s’agissait de son reflet à l’écran.
La mère de Jesús faisait du café, les enfants rentraient chez eux. Le dernier soir, lorsqu’il récitait pour la cinquième ou sixième fois le poème qu’il venait de finir, la rue devint silencieuse. Il a levé la tête en souriant.
"Lui as-tu donné un titre ? Comment il s’appelle ?"
La nuit tombe, le train part, le voyage est fini.