Prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes, le nouveau film de Pawel Paliwkowski, Cold War, peint les cahots d’une passion amoureuse vécue par deux personnages, Wiktor et Zula, alors qu'ils sont pris dans le tumulte de la Guerre froide. Leur histoire d’amour s’étend à l’échelle de l’Europe et nous transporte, tout au long des années 1950, de la Pologne à Paris en passant par Berlin ou la Yougoslavie.
En 1951, Wiktor, musicien de carrière, fait partie d’un collectif qui arpente la campagne d’une Pologne ravagée par la guerre et enregistre différents chants populaires. Il engage de jeunes talents dans le but de créer une troupe de chants et de danses de qualité afin de faire la promotion du folklore polonais.
Très vite, deux éléments majeurs interviennent dans la dramaturgie et articulent le reste de l’histoire. D’une part, il y a le lien affectif qui se crée entre Wiktor et une de ses élèves prometteuse, Zula, qui aboutira à une relation passionnée. D’autre part, il y a le succès du collectif musical qui ne manquera pas d’attirer l'attention des apparatchiks du Parti Communiste local qui tenteront de récupérer les vertus de l'art folklorique polonais au profit de l’idéologie stalinienne. La réutilisation d’une tradition artistique à des fins propagandistes perturbe Wiktor qui ne peut exprimer, on s’en doute, les réserves qui sont les siennes sur la question alors que d'autres, au sein du groupe, y voient une opportunité carriériste .
Un événement vient produire une fracture définitive dans la vie du groupe : la glorification en chanson du régime politique sera quasiment éclipsée par l’élévation d’un portait gigantesque de Staline au-dessus des chanteurs. Wiktor propose alors à Zula de profiter d’une représentation à Berlin-Est pour fuir vers Paris. Wiktor s’enfuit, mais Zula reste. Cette dernière va poursuivre sa carrière prometteuse dans le groupe folklorique tandis que Wiktor vit de sa musique entre les clubs et les studios d’enregistrements. Quelques années plus tard, par un mariage de complaisance avec un italien, Zula rejoint Wiktor et partage avec lui une seconde vie dans la Ville Lumière. Mais elle peine à s’intégrer dans ce monde de la nuit.
La mise en scène de Paliwkowski souligne l’évolution (ou la régression ?) de la relation entre les deux personnages. Deux phénomènes participent à cela. Il y a d’abord, dans l’image de Cold War, la manifestation du pouvoir du système sur les individus. L’usage du noir et blanc semble sceller cette histoire dans le passé. La Pologne, tout au long du XXe siècle, après chaque nouveau traumatisme, a toujours subi la tutelle d’un régime extérieur. Cold War s’en fait l’écho. L’exemple le plus flagrant se matérialise dans le décor de l’école délabrée dans laquelle Wiktor crée son collectif. Les locaux deviennent propres comme un sou neuf à compter du moment où Kaczmarek (antagoniste de Wiktor dans le groupe folklorique) accepte de servir le Parti.
La composition de certains plans souligne l’oppression progressive exercée par l’environnement sur les personnages principaux et, en même temps, leur incompatibilité avec leur temps ou l'espace dans lequel ils évoluent : la Pologne soviétique pour Wiktor, le Tout-Paris mondain pour Zula. Ce phénomène oppressif se distingue grâce à l'usage des techniques. D'abord, le cadrage des personnages sur le troisième tiers contribue à les écraser verticalement. Ils sont, en même temps, comprimés horizontalement par le format 1 :33. Cet enfermement trouve des échos dans la profondeur de champ sous diverses formes. On notera les miroirs (surcadrages) qui reflètent le refus de Wiktor de participer à l’œuvre de propagande soviétique ou l’usage de longues focales sur Zula qui soulignent sa solitude dans les nuits parisiennes.
Autre qualité majeure de la mise en scène de Cold War, l’usage de la musique qui, à la manière d’un opéra, exprime dans ses sonorités les différentes mutations des personnages (alors qu’elles restent implicites dans l’action et les dialogues). La musique suit une architecture pyramidale qui commence sur une ascension et, arrivée à son zénith, amorce le déclin de la relation entre les deux amants. L’ascension commence avec les premiers plans du film sur le chant a capella d’inconnus en gros plans et se prolonge avec le chœur dont fait partie Zula qui poursuit sa tournée dans toutes les grandes villes d’Europe. En parallèle, Wiktor connaît également une sorte d’accomplissement en participant à la composition de musiques de films et en enregistrant la voix de Zula sur une de ses créations. Puis vient la chute, Wiktor passe de l’homme en queue de pie et à la baguette au jazzman torturé et négligé. Pendant ce temps-là, Zula, passe, elle, de la figure de la choriste folklorique à celle de la vedette pop, alcoolique, aux chansons exotiques et déracinées.
Cold War semble explorer, à travers la destinée des deux personnages, le cas assez particulier de la population polonaise dans l’après-guerre. Qu’est-ce qu’être Polonais au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale ? Il est question avec Cold War d’imaginer retrouver une possible identité nationale. Plusieurs processus s’enclenchent mais sont vite parasités par les enjeux mondiaux qui excèdent les volontés de la population polonaise. Retrouver ses racines par l’intermédiaire de la musique se métamorphose très vite en outil de propagande et contraint, au risque de perdre son âme, le premier personnage à l’exil. Puis, d’autre part, son incapacité à intégrer la bohème parisienne pousse la seconde à repartir vers sa terre originelle. Dans les deux cas, les personnages deviennent des fantômes. Ils errent de lieu en lieu sans jamais vraiment pouvoir s’arrêter. Quand on sait que l’histoire s’inspire librement de celle des parents du cinéaste, on peut supposer que Cold War cherche, par un ajustement d’échelle singulier, à trouver la définition d’une nation dans l’exploration de traumatismes communautaires et individuels passés.
Crédit photographique : ©Lukasz Bak