La tendre indifférence du monde
Publié par Amandine Brouillard - 1 novembre 2018
« J’ai vu le monde entier, les merveilles de la Terre, mais rien ne t’égale, toi, ta robe rouge et ton ombrelle jaune ». C’est sur le terrain de la poésie et du romantisme que nous entraîne Adilkhan Yerzhanov, le réalisateur de La tendre indifférence du monde, sélectionné au Certain Regard du 71ème Festival de Cannes.
Comme dans la plupart de ses autres longs-métrages : Realtors (2012), The Owners (2014), Constructors (2016), The Plague at Karatas (2016) ou encore Night God (2018), on retrouve les mêmes thématiques dans La tendre indifférence du monde : présence des forces de l’ordre apparentées à une menace, la violence et le poids des conventions familiales. Autant d’obsessions qui ne cessent d’influer sur les destinées des personnages et de servir de moteur à la dramaturgie. Dans La tendre indifférence du monde, l’histoire se focalise essentiellement sur Saltanat et Kuandyk, amis depuis l’enfance, qui appartiennent, dès le début, à une logique proche de la Tragédie. Ces personnages, construits sur une dynamique proche de celle de Roméo et Juliette, voient leur quotidien et donc leur histoire tourmentés et peuplés d’obstacles.
Après la mort de son père, Saltanat est envoyée chez son oncle pour trouver un moyen de rembourser les dettes familiales. Kuandyk, en amoureux discret, décide de suivre Saltanat afin de veiller sur elle comme on veille sur un trésor pour en préserver l’intégrité. Il n’hésitera pas à payer de sa personne pour obtenir un travail où il est aisé de gravir rapidement les échelons. Kuandyk est prêt à tout afin de subvenir à leurs besoins et de prouver à Saltanat son attachement profond.
Une fois en ville, Saltanat, destinée originellement à être médecin, pour éponger la dette, est promise par son oncle en mariage à un inconnu. Une réalité à laquelle la belle jeune femme, hors de son temps et de sa condition, tente d’échapper à travers la littérature et quelques auteurs qui la fascinent : Stendhal, Shakespeare ou Camus. Une passion partagée par Kuandyk qui, sous ses allures de rustre, a le cœur sensible et une véritable âme d’artiste. Il va même jusqu’à dessiner Saltanat à plusieurs reprises. Il se contente de la croquer de manière caricaturale puisqu’il la considère comme ce qu’il a « rencontré de plus beau » donc impossible à représenter fidèlement.
Tout au long du film, le réalisateur ne cesse de convoquer différentes formes artistiques dans la matière filmique comme le titre du film emprunté à L’Étranger d’Albert Camus. Un écrivain que les acteurs citent d’ailleurs à plusieurs reprises au cours de l’histoire. Autre expression artistique convoquée, la peinture par l’intermédiaire de tableaux connus et reconnus. Yerzhanov les utilise pour séquencer La tendre indifférence du monde et illustrer les actions qui vont se dérouler ensuite. Les œuvres évoquées agissent sur le film de la même manière que les cartons du cinéma muet. À ce titre, Adilkhan Yerzhanov puise grandement dans la culture française qu’il considère comme représentative d’une certaine liberté intellectuelle et une source inépuisable de références pour tous les cinéastes.
Le réalisateur joue également de la symbolique des couleurs en commençant par le titre écrit en rouge sur fond noir. Cette problématique intervient directement sur l’apparence des personnages principaux avec la robe rouge de Saltanat qu’elle échangera contre une robe noire à un moment précis du récit. Les exemples ne manquent pas : une fleur blanche, symbole de pureté, apparaît à plusieurs reprises au cours de La tendre indifférence du monde. Fleur qui sera tâchée de sang dès les premières minutes du film augurant d’un destin contrarié. L’image d’une fleur immaculée, tantôt épanouie, tantôt affaiblie, ne cesse de rythmer le film. Cette image de la fleur, d’une simplicité et d’une évidence flagrantes, scande finalement – tout comme l’idée en filigrane du long métrage - que l’amour est au-dessus de tout.
Chaque plan est composé selon une logique qui permet au cinéaste de jouer avec les lignes verticales ou horizontales (fenêtres, portes, murs, etc.) pour toujours confiner ses personnages dans des espaces refermés sur eux-mêmes. La mécanique en place relève de l’inéluctable. Mais l’amour survit à tout comme le résument Saltanat et Kuandyk : « C’était un mauvais projet » - « Mais une belle journée … ». La tendre indifférence du monde est l’exact contrepied de ces affirmations. C’est un splendide projet qui rendra votre journée forcément belle.
Crédit photographique : ©ArizonaFilms