Le nouveau film de Pierre Salvadori, En liberté !, vient confirmer, s’il en était encore besoin, que le cinéma français de comédie peut, lorsqu’il est écrit, pensé et réalisé avec quelques ambitions, rivaliser avec les comédies étrangères et notamment celles qui nous viennent d’Amérique. Salvadori, on le sait depuis Cible émouvante, Comme elle respire, Après vous… ou plus récemment avec Dans la cour, se plaît à édifier une œuvre qui repose sur le mélange d’atmosphères et l’interpolation des genres filmiques. Ce choix intentionnel lui permet de parcourir quelques aspects complexes des sentiments qui habitent l’être humain et de constituer une œuvre qui s'adresse au plus grand nombre.
Avec En liberté !, Salvadori reprend quelques éléments qui ont, depuis ses débuts, contribué à faire de son cinéma une sorte d’anomalie brillante dans le cinéma français. Les films de Salvadori, et En liberté ! s'en fait également l'écho, s'imprègnent de schémas structurels qui favorisent l'éclosion du comique : des comédiens utilisés à contre-emploi pour décupler les effets comiques, des dramaturgies installées dans des univers improbables, le télescopage de destinées abîmées, une immersion dans un univers dépressif qui fait voler en éclats les conventions et la bienséance, etc.
Les premières séquences sont, à ce titre, imparables. D’abord, le générique d’En liberté ! convoque, ô surprise, le film d’action dans sa trame avec une séquence qui vante les mérites d’un flic (Vincent Elbaz) aux attitudes extra-ordinaires. Séquence suivante, nous comprenons que les images vues auparavant sont le produit d’un imaginaire nourri par un récit verbal. Puis arrive une scène qui décrit l’inauguration d’une statue (ridicule) en hommage à un policier mort en service (celui qui réalise quelques exploits pendant le générique) assortie d’un discours prononcé par un élu local « très inspiré ». Le discours est en soi grotesque mais le contre-champ sur la veuve du héros, Yvonne (Adèle Haenel) totalement ahurie et ébahie par ce qu’elle entend, décuple les effets comiques de la scène. Le ton est donné, En liberté ! jouera du contrepoint et de l’adjonction des phénomènes contraires pour que le rire se déploie.
Nous le savons, le Slapstick l'a prouvé en son temps, le comique fonctionne encore plus lorsque le spectateur est entraîné sur des territoires inattendus. Ce qui ne peut être prévisible enrichit l’effet de surprise et d’étonnement qui s'empare du spectateur. D’où l’interpolation des genres puisque le film navigue entre le film à suspens et la Screwball comedy. L’improbable débute dès l’ouverture du film. Le générique implique un éloignement savamment orchestré de tout phénomène de vraisemblance par les impensables situations affrontées et résolues par le policier lors d'une descente de police "musclée". Le spectateur l’accepte, le petit théâtre de Pierre Salvadori est en place, le film porte très bien son nom, il se libère des attentes réalistes. Dans En Liberté !, tout se libère. La parole, l’esprit, les physiques, la mise en scène, les dialogues et le jeu des comédiens, tous ces éléments sont à l’unisson : l’univers devient le pur reflet des intentions de Salvadori. Libéré, le spectateur l'est aussi puisque rien ne rattache ce qu'il observe dans le film à quelque tangibilité qui serait la sienne lorsqu'il est dans son rôle de citoyen ; il peut, ici, par la grâce du processus filmique instauré, s'abandonner, rire de tout sans culpabiliser, sans souffrir pour les personnages puisque, à leur manière, ils acceptent de souffrir pour recommencer à vivre et, même, en redemandent.
De fait, rien ne choque. Pas même les dialogues qui flirtent avec une dimension poétique qui sied bien aux réalités déformées qui définissent En liberté ! Deux cabossés de l’existence vont se rencontrer et, comme toujours chez Salvadori, leurs élucubrations dépressives n’ont rien de tragiques dans la mesure où tout peut se suturer. Il suffit de rétablir le contact avec le monde pour que le trauma s’évacue. C’est ce qui arrive à Yvonne (Adèle Haenel), inspectrice, lorsqu’elle apprend de la bouche d’un suspect dans une histoire de mœurs (d’ailleurs, lui aussi enlève son masque à cette occasion) que son mari idolâtré et statufié (Vincent Elbaz) n’est autre qu’un corrompu qui a envoyé croupir en prison un innocent, Antoine (Pio Marmai), pendant 8 ans.
Yvonne ouvre les yeux. Brutalement. Contact. Soudain, toutes les frontières s’abolissent et Yvonne décide de s’occuper d’Antoine. Les douleurs intestines se matérialisent et la souffrance prend corps au sens littéral du terme. La douleur s’incarne et s’observe par la présence de stigmates (surprise garantie !) qui augurent, par leur manifestation, d'un apaisement possible. Brillant.
Avec En liberté !, Pierre Salvadori poursuit son entreprise. Celle qui vise à traduire une poétique de l’existence et des maux qu'elle occasionne. C'est d'autant plus remarquable que l’œuvre germe en territoire délicat, celui du désenchantement, celui des failles identitaires. Créditons, en conclusion, Salvadori de deux mérites (parmi tant d'autres). D’abord, louons sa capacité à faire d’individus inquiétants (pour ce qu’ils incarnent dans le film ou ce qu’ils partagent avec le spectateur) des figures ré-humanisées qui vont à l’encontre de la monstruosité qui les caractérise de prime abord. Puis, d’un point de vue plus formel, reconnaissons l'habileté de Salvadori à emprunter à des cinéastes comme Capra, Wilder ou Lubitsch une méthodologie dramaturgique qui ne verse jamais dans la pâle copie. Salvadori fabrique un cinéma qui est bel et bien ancré dans l’univers contemporain qui est le nôtre et le classicisme formel qui le structure apparaît, lui, dans son évidence, très moderne.
Crédit photographique : ©-Claire-NICOL et ©-Ted-PACZULA Les Films Pelleas