Deux films de Peter Bogdanovich chez Carlotta Films
Publié par Stéphane Charrière - 8 novembre 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Voilà une entreprise qui mérite que l’on s’y attarde. Carlotta Films édite dans ses éditions Prestige deux films de Peter Bogdanovich : La dernière Séance (The last picture Show) et Jack le magnifique (Saint Jack). Ajoutons à cela la publication de deux livres (chroniques à venir sur le site) et nous pourrions voir ici, dans ce travail éditorial, la volonté de rendre enfin à Bogdanovich ce que le cinéma contemporain et la cinéphilie qui l’accompagne lui doivent.
Peter Bogdanovich a cumulé différent métiers autour du cinéma dès son plus jeune âge. Alors qu’il est adolescent, il devient d'abord comédien. Il sera également critique de cinéma et c’est tout naturellement qu’il vient à la mise en scène par l’intermédiaire d’un documentaire réalisé pour la télévision et consacré à Howard Hawks. Sa carrière de cinéaste se développera autour de l’alternance de tournages de fictions estimées (La cible, la dernière séance, Jack le magnifique, Mask ou Broadway Therapy) et de documentaires prisés des cinéphiles (Directed by John Ford, The great Buster).
Ce qui est particulièrement réussi avec la sortie combinée de Jack le magnifique et de La dernière séance, c’est que les deux films permettent d’approcher au mieux, par jeu de comparaison, les obsessions du cinéaste. La qualité principale du cinéma de Bogdanovich est de tenir le rôle de marqueur temporel de l’évolution du cinéma américain. Bogdanovich est de cette génération de cinéastes qui voulaient faire table rase du passé. Mais, et là il se marginalise par rapport à ses contemporains, il est en même temps le fruit d’une cinéphilie, minoritaire, qui n’arrive pas et ne souhaite pas se détacher de l’influence des grands maîtres primitifs.
Les fictions de Bogdanovich en témoignent à chaque minute, elles sont à la fois irriguées de classicisme (gestion des comédiens, de la narration, mise en place formelle) et, en même temps, elles traduisent les doutes existentiels qui hantent la société américaine des années 70 (sujets, errance individuelle, fin des idéaux, etc.). C'est un fait, Bogdanovich est sans aucun doute possible l’un des premiers cinéastes du Nouvel Hollywood à avoir intégré l’idée que les qualités du cinéma des années 40/50 n’étaient pas incompatibles avec les désirs de modernité affichés par une société avide de bouleverser l’ordre établi dans les années 70.
Bogdanovich a très vite saisi que des liens entre ces périodes sont évidents puisque les maux qui sont observés dans les années 70 sont liés à ceux des années 50 par des causes communes. Le mal-être des années postérieures à la Seconde Guerre Mondiale (l’Amérique friable sur son sol, l’homme parti guerroyer et remplacé dans son rôle social, etc.) trouve un écho plus qu’insistant dans la défiance des Américains vis-à-vis de leur classe dirigeante au lendemain des années 60 (assassinats d’hommes politiques, scandales politiques, Guerre du Viêt-Nam).
Les films de Bogdanovich vont donc être le témoin de cette concordance des temps. La dernière séance est archétypique de cette approche du film. Le désir d’un monde nouveau hante les individus d’Anarene (Texas). Les conquêtes sentimentales ouvrent de nouveaux horizons que les réalités locales semblent refuser aux personnages. Il faut partir pour se découvrir. Faire la route. Il faut envisager un voyage qui, finalement, a simplement pour but de se confronter à l’inconnu. Car, lorsqu'on sort de l'adolescence, il s’agit d’être raccord avec la grande découverte, celle du corps de l’autre. Cela commence par un désir, un besoin et se termine par un contact physique. Mais, le réel changement et la véritable métamorphose sont internes. La transformation de l'être passe par ce que l'autre lui permet de voir enfin en lui. Le départ physique est illusoire et masque la profondeur mélancolique de la prise de conscience que le monde fantasmé que l'on a érigé en totem n’est plus. L’ailleurs dont on rêve, parce qu’il est la promesse d’un accomplissement, est en réalité là, tout près, dissimulé à l’intérieur. Encore faut-il le voir ou accepter de le voir.
La dernière séance marque l’acceptation d’une finitude, celle d’un monde où les géants ne comptent plus. St Jack est assez proche de ce principe sur les intentions mais il agit plus sur l’implicite. Car dans St Jack, le décalage entre l’individu et le monde est totalement intériorisé. Il n’est plus question d’exposer une disjonction entre l’être et l’espace puisque la division est celle d’un seul être, Jack. La distance qui sépare l'individu et le communautaire a été abolie. La fêlure est interne et assumée comme telle. Jack n’arrive pas à répondre à ses questionnements intérieurs et les problématiques qui sont les siennes (les mêmes que celles de l’Américain moyen) sont impossibles à résoudre.
Les utopies ne sont plus, elles ne font plus rêver quiconque. Et ce n’est pas une fuite à l’autre bout du monde (Singapour) qui permettra d’assouvir ses penchants existentialistes. Jack est condamné à errer. Il est une sorte de prolongement à John Wayne dans La prisonnière du désert, Jack est la descendance d'Ethan. Jack a accompli son œuvre et n’a plus sa place dans ce monde qui passe son temps à nier ses propres racines. Les limbes l’attendent. Il ne sera sans doute jamais chez lui nulle part puisqu'il est en inadéquation totale avec les civilisations contemporaines. Oui, on a tout bousillé.
Du fait de son auteur, un film de Bogdanovich est un film sur le cinéma. Avant tout. Il serait donc impardonnable de ne pas s’adonner au plaisir d’un visionnage fort instructif bien au-delà des qualités filmiques des deux œuvres présentées ici. Car les films de Bogdanovich sont typiquement et profondément américains en ce qu’ils nous proposent un témoignage des réalités sociales, politiques et intellectuelles de l’Amérique. Du strict point de vue de leur contenu, La dernière séance et St Jack ont le mérite de rendre compte des contradictions américaines au moment où deux conceptions du monde ont cohabité (l'utopie du Nouveau Monde et la fin du rêve) avant que l’une ne l’emporte sur l’autre.
La qualité des copies est fidèle aux standards auxquels nous a habitué Carlotta Films : c'est remarquable. Tout simplement.
Côté bonus, la complémentarité des suppléments présents sur La dernière séance est à souligner. Les modules nous proposent une alternance entre les intentions de mise en scène de Peter Bogdanovich (entretien de 13min) et les souvenirs et anecdotes (riches et représentatives du projet) des différents acteurs du film (documentaire conséquent de Laurent Bouzereau). L'ensemble participe d'une immersion pertinente dans cette œuvre à part.
Les suppléments de St Jack, plus nombreux, reprennent la même formule : entretien avec Bogdanovich 20 min (forcément intéressant), Souvenirs de St Jack (32 minutes de témoignages divers) et, en plus, un module passionnant, Splendeurs dormantes à l'aube (16min) qui ausculte les métamorphoses vécues par la ville de Singapour depuis 1978, date du tournage.
Suppléments sur l'édition de La dernière séance :
. ENTRETIEN AVEC PETER BOGDANOVICH (13 mn)
. "THE LAST PICTURE SHOW : SOUVENIRS DE TOURNAGE" : documentaire de Laurent Bouzereau (1999 – Couleurs et N&B – 65 mn)
. FEATURETTE D’ÉPOQUE
. BANDE-ANNONCE
MEMORABILIA
. 8 PHOTOS INSTANTANÉES
. 1 BLOC-NOTES (50 PAGES)
. 5 CARTES POSTALES
. 1 AFFICHE
Suppléments sur l'édition de Jack le magnifique :
. ENTRETIEN AVEC PETER BOGDANOVICH (20 mn)
. SOUVENIRS DE "SAINT JACK"(32 mn)
. SPLENDEURS DORMANTES À L’AUBE(16 mn)
BANDE ANNONCE
MEMORABILIA
. 8 PHOTOS INSTANTANÉES
. 5 PLANCHES-CONTACTS
. 5 CARTES POSTALES
. 1 AFFICHE