Splitscreen-review Portrait de Jean Puy par Jules Migonney

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Des hommes sous influence

Publié par - 14 novembre 2018

Catégorie(s): Expositions / Festivals

Ce sont deux potes et même trois. Ils sont peintres dans la vie. Ils sont réunis sur deux pans de mur dans une salle consacrée à la peinture moderne au Musée de Brou à Bourg-en-Bresse.

Un deuxième point commun aux trois : la capitale. Les deux plus jeunes sont conscrits, tous deux nés en 1876. Ils se sont rencontrés d’abord à Lyon puis à Paris. Provinciaux, “la montée” est conseillée pour se faire un nom. L’un est burgien, fils d’un gendarme à la retraite. L’autre est roannais, fils d’un industriel. Mais, avoir appris le dessin à l’école des Beaux-Arts de Lyon sous la tutelle de Tony Tollet qui œuvre pour la bourgeoisie lyonnaise ne suffit pas. Pas plus qu’à Paris l’académie Julian jugée trop conformiste au moins pour l’un des deux, Jean Puy le Roannais. Ils se retrouvent alors à l’académie libre rue de Rennes, chapeautés par Eugène Carrière. On est au début du XXème siècle.

L’académie parisienne accueille des peintres à la recherche de nouvelles formes comme André Derain ou Henri Matisse. Des deux amis, c’est encore Jean Puy qui se démarque de son ami Jules Migonney, lui, le natif de Bourg-en-Bresse. Très influencé par Matisse, Jean Puy exposera au Salon d’automne de 1905 dans la salle VII. Le critique d’art Louis Vauxcelles nommera cette section “les fauves” parce que les couleurs semblent rugir, des couleurs crues, exagérées et surtout ne reproduisant pas ce que l’œil voit objectivement (même si le peintre ne sera cité que bien plus tard par ce même critique comme appartenant au groupe). Jean Puy est alors un “fauve modéré”. Aussi Jules Migonney, son ami, décide de le portraiturer semble-t-il vers 1909 avant son départ pour Alger. C’est qu’ils ne se reverront pas avant quelques années. Une marque d’amitié évidente.

En effet, la chance a souri et le travail paie pour Migonney puisqu’il obtient une bourse d’étude de deux ans pour l’Algérie. Aussi, pas avare en efforts et même un brin provocateur, le bougre utilise à foison la couleur rouge. Une couleur qu’il utilise rarement dans sa peinture, lui, restant à l’écart du courant émergent de son ami. Plus qu’un clin d’œil donc, une célébration avec son étalement qui circonscrit le devant et l’arrière du tableau. Tout rouge. L’ami Jean Puy est allongé sur un divan, pieds chaussés, l’un au-dessus de l’autre. Tout en diagonale dans cet environnement saturé. Les motifs géométriques de la couverture glissent sous le pantalon de velours côtelé, les jambes renforcées par de grands traits à la manière de Van Gogh rendant au mieux l’aspect si particulier de ce velours. Encore des traits aussi sur la veste, elle aussi marron qu’un chandail noir interrompt par des lignes horizontales. Tout ça est donc bien structuré dans le bas du tableau avec ces lignes et ces aplats de couleurs rectangulaires, plus sombres, des rouges terreux alternant avec des rouges clairs sur la dite couverture. L’artiste apparaît comme lové, pris entre cette couverture et la tenture. C‘est qu’il y a désormais déséquilibre entre les deux, dans cette amitié d’une quinzaine d’ans. Alors Jules Migonney doit faire le travail pour lui-même. Il ne veut pas s’oublier.

C’est peut-être pour ne pas rendre l’amitié bancale que Jules Migonney comble. Il remplit la tenture en cachemire accrochée au mur de courbes rehaussées de bleu, de noir et de blanc, cela forme des arabesques. Un environnement saturé en rouge, mais avec sa patte, ce morceau de lui, “sa personnalité augmentée” dirait-on aujourd’hui par ce qu’il va découvrir en Orient. Cette part d’exotisme qui a déjà fasciné d’autres artistes, bien avant lui, on pense à Eugène Delacroix. Lui qui n’a pas emprunté la voie fauviste se rassure peut-être en suivant le parcours de peintres renommés, ceux des générations précédentes. Il n’a pas tort. Si Jean Puy connaît un succès dès 1905, il est à peine âgé de trente ans, ses œuvres sont achetées par le marchand d’art Ambroise Vollard qui le fera connaître en Europe et même en Russie ou aux États-Unis ; Jules Migonney le sera dans un cadre plus restreint par ses tableaux orientalistes. Il y marque son goût pour les courbes, les oppositions de couleurs, ce que le dessin magnifie. Pas rancunier, Jules Migonney offrira même son tableau à Jean Puy, probablement avant son départ pour Alger. Il pourrait l’être. En effet, Jean a réalisé un portrait de son collectionneur et vendeur attitré Ambroise Vollard dans la même pause : canapé et position allongée et rien pour son ami…

Il serait temps maintenant de parler du troisième, non ?

Il s’agit de Jacques-Emile Blanche, l’aîné de quinze ans de Jules et de Jean. Connu et reconnu, il est le peintre des grands de ce monde, Marcel Proust pour le plus connu. Mais un très grand nombre de bourgeois défileront dans son atelier. Il est de la plupart des salons picturaux et littéraires de la capitale. Et c’est en 1909 qu’il rencontre Jules. Il a dû rencontrer aussi Jean, “les amis de mes amis sont ...” l’adage est bien connu. Ce qu’il reste de ces amitiés, ce sont aussi des lettres, mais adressées à Jules. Jules moins connu que Jean a peut-être les faveurs de Jacques-Emile Blanche parce qu’il doit être encore encouragé, alors que pour Jean, tout s’est bien passé. Un contrat le lie même à Ambroise Vollard d’ailleurs. Alors Jacques-Emile Blanche se sent plus enclin à “protéger” Jules. Voici ce qu’il lui dit en 1909 au sujet de deux toiles exposées au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts à Paris : “Comme c’est agréable de constater aussi le développement d’un artiste auquel on a cru dès qu’on l’a connu et qui ne vous désappointe pas.” Comme une belle lettre de recommandation avant le départ pour Alger.

Jules et Jean partent à la guerre, la Grande. Ce sera la section de camouflage pour les deux aussi, celle communément affectée aux artistes. Tous les deux en reviennent. L’amitié n’a pas été rompue. Ils s’écrivaient, alors ils poursuivent cet échange de lettres. Jules aime toujours chez Jean sa “couleur sonore” et son “œil lumineux” et Jean admire “l’être généreux et fier, le dessinateur de race”. Ce dernier terme renvoyant au voyage à Alger et aussi à la culture scientifique de l’époque, le terme ne choquant pas alors. La guerre transforme les hommes. C’est Jean Puy qui fera les premiers pas. Il dit à Jules : “Nous sommes dans le coma, moi et mes pinceaux, rien ne va plus… Je ne sais plus me saisir d’un pinceau...”

Curieusement il n’exécute pas le portrait de son ami comme Jules l’avait fait dix ans plus tôt. Il lui offre son propre portrait, un miroir intérieur, peut-être à l’aune de ce que ressent Jules ? Comme un partage par procuration, comme si le fardeau émotionnel et traumatisant de la guerre revenait à Jean, peintre bien plus reconnu.

L’autoportrait de Jean Puy est donné à Jules en 1919, dix ans après le premier cadeau de son ami. Don et contre-don mais la donne ne change pas, c’est encore Jean qui est en lumière. Comme si son appartenance au groupe des Fauves demeurait un marqueur pour longtemps, alors qu’il l’a été certes, mais pas aussi tranchant qu’un Matisse ou un Marquet. Alors ? Alors comme beaucoup de peintres, comme “un retour à l’ordre” après la Grande guerre. Rentrer dans le rang, s’assagir et oublier les couleurs gueulardes.

Jules se reconnaît-il dans ce tableau, celui de son meilleur ami ? Un espace clos, sans fenêtre, dans l’atelier du peintre, eux qui préfèrent d’habitude faire entrer la lumière. Elle rentre d’ailleurs par la gauche. Des ouvertures certainement existent mais elles ne sont pas représentées. C’est ce qu’il ressent et Jules a envie de le faire partager à son ami. Ils ont tous les deux quarante-trois ans. Jean porte un costume bleu foncé. Le fond de la pièce est vert clair, des statues sont couvertes de linge blanc. Un petit tableau est retourné et accroché au mur. Le visage est sévère mais pas de conclusions hâtives. Jean Puy peut se libérer des souffrances, certes pas ici, la toile vierge au mur suffit à dire, mais il réalisera des gravures ironiques pour un livre édité par Ambroise Vollard : “Le père Ubu à la guerre”. Dans son cadeau pour Jules, il se représente sans main. Elles sont là parce qu’on les devine au bout des bras, mais comme effacées et pourtant elles tiennent bien une palette !

Dans la salle du musée de Brou à Bourg-en-Bresse, l’Autoportrait de Jean Puy est à côté de celui de Jacques-Emile. En face d’eux le portrait de Jean sur son divan peint par Jules Migonney. Donc deux Jean Puy, un Jacques-Emile et pas de Jules. Il est absent. Seul son nom apparaît au bas de l’Autoportrait de Jacques Emile Blanche avec la mention “Pour J.Migonney/Offranville 20/J.E.Blanche/”. Dans ce tableau, Jacques-Emile Blanche se représente peignant. Le miroir qui reflète le peintre le montre à mi-corps, costume gris et nœud papillon noir sur une chemise blanche ainsi qu’un paysage fait de vert derrière lui. Il s’agit d’un palmier, un grand arbre qui mange une bonne partie du tableau et dont le fût semble sortir du dos du peintre. Le tableau est donc offert à Jules en 1920. La boucle dans le trio se referme.

Si le séjour algérois de Migonney était annoncé par ses propre soins par les arabesques sur une tenture en cachemire dans le Portrait de Jean Puy en 1909, c’est Blanche qui clôt le rappel avec ce si grand palmier tout vert comme si ce séjour était la grande signature de Jules, sa séquence à lui, la valorisante, celle qui fait que votre nom est retenu à un moment.

Au final il manque juste un tableau, celui d’un autre soutien : Portrait d’Ambroise Vollard peint par Jean Puy.

Une affaire à quatre, cette amitié.

Crédit photographique :

Portrait de Jean Puy par Jules Migonney, monastère royal de Brou, ville de Bourg-en-Bresse ©Philippe Hervouet

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