Splitscreen-review Image de La dame de Shanghai d'Orson Welles

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La dame de Shanghai - Carlotta Films

Publié par - 23 novembre 2018

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Carlotta Films édite La dame de Shanghai d'Orson Welles dans ses coffrets Ultra collector. L'initiative relève presque de l'évidence tant le cinéaste, dans l'estime qu'il suscite, rejoint l'esprit de la collection. C'est que Welles est l'un des metteurs en scène les plus observés, des plus estimés et des plus étudiés. Welles est ce que l'on peut appeler un cinéaste classique qui a pour particularité d'être novateur. Paradoxal ? Certes. Mais les qualificatifs s'accordent parfaitement avec l’œuvre tant Welles n’a jamais cesser d’explorer et questionner la vastitude de l'art cinématographique. Remarque tout à fait valable pour son approche des possibilités thématiques des genres filmiques qu’il a abordés. La dame de Shanghai, à ce titre, est particulièrement représentatif des orientations stylistiques de l’artiste qu’était Welles. Le film navigue sans cesse à la lisière de genres aussi différents que, parfois, complémentaires. En l’occurrence, La dame de Shanghai combine les singularités du Film Criminel avec celles du Mélodrame.

Certains rétorqueront que La dame de Shanghai est avant tout un Film Noir. Peut-être. En tout cas concédons que le film arpente quelques problématiques soulevées dans le Film Noir. Mais, en regardant le film, nous pouvons tout aussi bien avancer qu'il est autre chose et les arguments des différentes thèses visant à le catégoriser sont contradictoires. C’est que Welles, depuis Citizen Kane, a développé un style qui prend sa logique dans le respect des conventions syntaxiques du cinéma et dans le respect des codes d’un genre filmique, peu importe lequel, tout en répondant aux exigences de l’intellectuel que Welles était. C'est à dire un homme qui ne pouvait se satisfaire ou se résoudre à épouser indéfiniment et platement un modèle de production. Il sait qu’il faut résister à l’évidence pour envisager d’autres possibilités narratives ou formelles. Et tant pis si cela ne fonctionne pas. Welles sait qu’une règle n’a de valeur que parce qu’elle convoque inexorablement ses propres exceptions.

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Welles pratique donc, et c’est là toute la complexité de son travail, un cinéma protéiforme, un cinéma qui n’est jamais figé dans un processus unique. Même lorsqu’il trouve une parade à un défi structurel, il refuse d’en faire une solution réutilisable. Welles n’est jamais systématique. Il s’évertue, stimulation intellectuelle oblige, à contourner les obstacles qui se présentent à lui en imaginant de nouveaux schémas grammaticaux. La dame de Shanghai serait donc un Film Noir. Revenons sur l’appellation et admettons, pourquoi pas, le postulat. Mais comme le film repose sur de troublantes ruptures de ton et des extrapolations formelles, il est évident que Welles prend certaines libertés avec les caractéristiques du Film Noir.

Visuellement, cela se vérifie déjà par le traitement qu’il réserve à ses comédiens et plus particulièrement à sa star féminine, Rita Hayworth (sa compagne à l’époque du film). Tel un Pygmalion en manque d’application, il la transforme, il déconstruit son image. La rousse de Gilda devient une blonde fatale. Pléonasme puisqu’il s’agit de Rita Hayworth. Jusque-là, tout va bien pense-t-on. Mais non rien ne va en réalité. Rita Hayworth est devenue le plus gros fantasme de l’Amérique en s’effeuillant au son d’une chanson qui, dans son propos, en dit long sur les ravages causés par les atours de la belle. Dans Gilda, le corps de Rita Hayworth, moulé dans une robe de satin noire, indexe ses ondulations sur le tremblement de terre promis par Put the blame on Mame (la chanson qu’elle interprète dans ce passage du film). Charles Vidor, le réalisateur du film, et Rita Hayworth ont construit à cette occasion une image de séduction massive qui agit à partir de la moindre parcelle du corps de l'actrice.

Dans La dame de Shanghai, Rita Hayworth est devenue blonde pour répondre aux attentes de Welles. Première atteinte à Éros puisqu'elle était rousse lorsqu'elle a fait chavirer l'Amérique dans l'extase. De plus, Welles a exigé que la comédienne coupe ses cheveux. Ils sont désormais très courts, trop courts. C’est le coup de grâce. Rita Hayworth change son statut de sexe-symbole pour devenir une poupée déglinguée, brisée. Ce que Welles assène à Hayworth, et par extension au spectateur, il le fait également au Film Criminel et au Film Noir. Tous les acquis sont remis en question.

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Cela se vérifie déjà sur un aspect technique des plus importants dans l'iconographie du Film Noir, la lumière. Traditionnellement, pour faire simple, dans le Film Noir, les éclairages sont utilisés à des fins dramatiques. Les éclairages enrichissent de sens la cinétique ou les dialogues. Le débat qui s’instaure entre les ombres et la lumière trahit les troubles, les doutes ou les maux internes aux individus. Dans La dame de Shanghai, Welles délaisse cet aspect technique assez régulièrement pour lui préférer d'autres outils. Il reprend à son compte, pour coller à ses intentions, un usage du gros plan qui a pour but premier de révéler une émotion vécue par le protagoniste et visualiser l’impact psychologique de cette émotion sur celui-ci. Filmer le faciès d’un personnage de cette façon est une manière de retranscrire et d’interpréter l’intégralité du drame qui se joue. La réduction des enjeux dramatiques aux contours du visage humain n’est qu’une manière de circonscrire, pour mieux les détailler, toutes les problématiques du film. Pour Welles, dans La dame de Shanghai, le visage n'est pas qu’un morceau de corps, il prolonge et explicite une idée ou une pensée qu’il faut traduire.

Autre digression avec les codes en vigueur, La dame de Shanghai est un film sur l’adjonction des contraires : le classicisme et les audaces visuelles, les codes d’un genre et leur transgression. En ce point, le film devient un objet curieux. La dame de Shanghai n’a jamais bénéficié, ou en de très rares occasions, d’une reconnaissance critique unanime. Le film n’est sans doute pas le chef d’œuvre que tout le monde aimerait voir mais il est traversé de fulgurances absolument extraordinaires qui sont le témoignages du génie de Welles. Hélas cela ne suffit pas à certains et pourtant.

Pour situer le niveau d'excellence du film, citons deux séquences représentatives du brio du metteur en scène. D’abord, la scène de l’aquarium où Michael O’Hara (Orson Welles) et Elsa Bannister (Rita Hayworth) se donnent rendez-vous. La scène est tournée pour introduire une dialectique qui remet en cause la situation en elle-même (possible naissance d'une histoire d'amour) et, en même temps, pour renseigner sur les raisons qui font que leur amour sera contrarié. Les silhouettes des deux comédiens apparaissent pour ne laisser voir que les contours de leur apparence. Leurs traits restent indéterminés. Mais Welles travaille l’arrière-plan. Les animaux marins qui peuplent les bassins que nous voyons, eux, très distinctement, disent l’essentiel. Des requins, une pieuvre… Welles filme la scène comme une transparence pour convoquer la symbolique d'un bestiaire qui serait raccord avec les comportements des personnages. Il crée un décalage entre le littéral et le figuré qui s’invite dans le film et nourrit l’idée de transgression que nous évoquions plus haut.

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Autre scène à la virtuosité flagrante, celle du palais des miroirs. L'espace s'architecture autour de grands panneaux de verre qui le délimitent. On y aperçoit le reflet des interprètes qui se démultiplie à l'envi. L’image des personnages se propage et contamine l’espace filmique. Nous ne sommes pas si éloignés que cela de l’esprit de Munch et de sa célèbre toile, Le cri. Cette scène du labyrinthe de miroirs est une sorte de manifeste de l’extériorisation de l’intériorité. Le désespoir ressenti et la monstruosité de chacun envahissent la surface de l’écran donc, le monde. Le paysage filmique se contorsionne par l’expression d’une douleur sourde et les miroirs qui diffusent les multiples reflets de chacun font écho aux tourments des personnages qui se répandent en ondes démentes, incontournables et inquiétantes.

Oui concédons que La dame de Shanghai n’est sans doute pas le plus grand film de son auteur mais rien que dans ces deux exemples, nous pensons qu’il y a là plus de cinéma que dans de nombreux films. Achat indispensable.

Notons la superbe restauration du film. La copie du Blu-ray est absolument formidable.

Pour ce qui est des compléments, trois modules vidéo nous sont proposés. Tous trois sont consacrés à Welles et ne sont, hélas, pas d'un niveau équivalent. Pour le meilleur, notons l'érudition cinéphilique de Peter Bogdanovich qui se déploie dans un supplément de 21 minutes des plus passionnants.

Un autre complément du même ordre permet à Henry Jaglom, cinéaste peu connu, de revenir sur la genèse de son premier film pour lequel il engagea Orson Welles. À défaut d'être très enrichissants, les propos tenus ici permettent d'entretenir la légende Welles et, au moins, viennent compléter ce que nous savions déjà.

Enfin, dans le dernier module, le moins intéressant, Simon Callow, biographe de Welles, exprime quelques banalités qui ne satisferont guère le cinéphile au fait des anecdotes qui entourent et jalonnent la carrière de Welles. Banal et redondant.

Le morceau de choix du coffret ultra collector est un livre de 160 pages intitulé Miroir d'un film : La dame de Shanghai d'Orson Welles. Le livre s'architecture selon plusieurs axes : une revue de presse, une analyse de Franck Lafond, des entretiens exclusifs avec Dominique Antoine, Darius Khondji et Nicolas Saada. Le menu serait déjà aussi pertinent qu'alléchant avec ce contenu. Il faut lui ajouter un extrait du livre de William Castle intitulé Comment j'ai terrifié l'Amérique. 40 ans de séries B à Hollywood. Là, l'ouvrage devient magistral tant les propos de Castle sont savoureux et désopilants. Un pur moment de bonheur.

On l'a dit, on le répète, édition indispensable.

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LA DAME DE SHANGHAI © 1948, RENOUVELÉ 1975 COLUMBIA PICTURES INDUSTRIES, INC. Tous droits réservés.

Suppléments :
. "LA DAME DE SHANGHAI" : CONVERSATION AVEC PETER BOGDANOVICH (21 mn)
. SIMON CALLOW À PROPOS DE "LA DAME DE SHANGHAI" (21 mn)
. HENRY JAGLOM EN TÊTE À TÊTE AVEC ORSON WELLES (24 mn)
. BANDE-ANNONCE

Suppléments disponibles en Blu-ray™ et DVD.
(En HD uniquement sur la version Blu-ray™)

+ LE LIVRE 160 PAGES
UN LIVRE INÉDIT DE 160 PAGES (INCLUS 50 PHOTOS D’ARCHIVES)
"MIROIRS D’UN FILM : LA DAME DE SHANGHAI D’ORSON WELLES"
UN VISUEL EXCLUSIF CRÉÉ PAR JONATHAN BURTON

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