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Un air de famille
Publié par Gilbert Babolat - 26 novembre 2018
Catégorie(s): Expositions / Festivals, Photo
Un air de famille parce que les fantômes disparaissent au lever du jour. Tel est le titre complet de l’exposition présentée au H2M de Bourg-en-Bresse. Belle demeure du XVIII ème siècle dédiée à l’art contemporain en plein centre historique. Une des cinq salles de visite se nomme “Autobiographie fictionnelle”. Cette salle, la deuxième, retient et prédispose aux transgressions. Autrement dit raconter et déformer à la fois.
L’artiste Michèle Sylvander a retrouvé une photo dans un album réalisé par sa mère, il y a cinquante ans. On voit sur celle-ci, non exposée dans la salle, mais visible dans une publication (Trace, Le Moulin, espace d’art de La Valette-du-Var, automne 2008-hiver 2009, p.8), une femme en blanc, à gauche, entrant dans une pièce et un homme, sur la droite, endormi sur une chaise pliante avec un jouet. Mais, de la photo est absente la petite fille, au centre, présente dans l’œuvre exposée ici.
Les fantômes apparaissent donc la nuit comme le suggère le titre. Ils vous turlupinent et puis un matin, nada, oui NADA ! Dire qu’il y en a eu du brassage certaines nuits, c’est dire très peu. Mais la vie est passée par là et les nuits se sont succédées, vaille que vaille. Elles ont été nombreuses. C’est un fait, on n’y peut rien. Peu ou pas de regrets, mais au final c’est trop tard. Qu’est-ce-qui reste ? La fiction. Reconstituer donc.
Alors pour l’artiste, la presque même scène est rejouée cinquante ans après. Elle y met cependant plus de mouvements. Ça part toujours de la gauche avec une femme, la jambe droite de celle-ci montée bien haut. Oui, c’est très marqué. Le port de tête n’est pas du tout altier, les yeux sont baissés, on ne les voit presque pas, que les paupières. Une concentration pour ne pas trébucher, c’est qu’il faut mener à bon port le café au "boss". Et quel "boss" ! Magistral, il est. Un vrai nabab, parfaitement installé dans un fauteuil, cravate noire courte, chemise brune rentrée et lunettes de soleil noires. Notre homme est dans la clarté, il prend le soleil et la dame, comme une servante, une femme bonne en tout cas, est dans l’obscurité. Elle est là pour le servir. Le plateau est porté assez haut, elle doit monter une marche autrement son genou ne remonterait pas autant. Cuisinière aussi, elle est revêtue d’un tablier blanc. Elle est blonde, et ses cheveux sont maintenus par une barrette.
Nous, face à l’œuvre, quand on a bien observé, on s’accorde quand même une pause pour visiter les autres salles. Mais on revient et on se replante devant.
« Photo d’un autre temps » se dit-on. C’est que les habits datent : avant ou bien après-guerre ? Et puis cette cravate si courte, un air d’aviateur pour notre homme, de ceux qui ont piloté des avions pour l’Aéropostale, un air à la Saint-Exupéry pour tout dire. En tout cas c’est un militaire, peu importe l’époque. On ne tergiverse pas plus.
N’oublions pas la poupée ou plutôt le nourrisson, un jouet dont on se dit qu’il a dû vieillir et que c’est maintenant un plastique dur devenu cassant à la longue, puisqu’il a bien fallu le retrouver, le dénicher de quelque part. Et il y a la petite fille au regard rêveur bien placée, idéalement placée au centre contre le bout d’un mur. Un peu sentinelle, un verrou entre le déplacement latéral de la femme et la stabilité de cet homme, tête relevée, tout à son repos, repus qu’il est. Peut-être un père qui retient de la main droite le jouet, le bras replié, le sien à la petite fille ?
Alors la scène imaginée la nuit quand les fantômes apparaissent (c’est bien ce que le titre de l’exposition nous suggère toujours) est là quand on revisite son passé et qu’on le ressasse. Ça se met en branle et ça ne s’arrête pas. Au matin, la photo de famille est pourtant restée la même, une femme en blanc d’un côté et un homme endormi à droite avec le jouet et toujours sans la petite fille. Quelque chose ne colle pas, faut remédier. Il y a urgence.
La photo a été prise il y a cinquante ans par la mère de l’artiste. Il s’agit pour Michèle Sylvander de faire rejouer, cinquante après, la même scène par son entourage et penser à rajouter une petite fille, peut-être elle, se rajouter, s’insérer entre le couple d’adultes. Une sentinelle.
Alors comme l’artiste, on se dit va pour « Un air de famille » et on se plonge dans le passé. Des images ressurgissent et chacun a les siennes. Chacun va rejouer une scène avec ses propres références, celles bien à soi, mais aussi les collectives, celles des réseaux sociaux, des médias traditionnels et celles qui appartiennent au monde de l’art aussi, les connues, presque des icônes. On se les imagine, on les triture sans vergogne. C’est plastique une image. Et puis on a un exemple. L’artiste est bien partie d’une histoire singulière, celle d’une photographe qui recrée une scène, fabrique une image en faisant surjouer cette scène à des membres de sa famille, cinquante après la scène originelle.
On a aussi compris que le monde avait bien changé, mais à ce point-là ? Tant que ça ! On se dit que les trois membres de la famille de la photographe ont bien dû prendre des fous rires, s’amuser quoi ! Parce que la soumission de la femme et l’omnipotence de l’homme sont bien trop archétypales. Jouer et exagérer une scène du quotidien d’une famille avec la posture de la maman attentionnée, la gentille femme au foyer et lui, le papa, celui qui travaille, qui ramène l’argent et qui mérite bien sa part de repos. Et un père en même temps si précautionneux à garder le jouet de cette façon, c’est trop léché…
Comme « Un air de famille », chacun s’est composé un rôle.
On est devant, c’est qu’on regarde depuis un moment, et qu’à notre tour on convoque d’autres images, les personnelles, les enfouies. Alors ça peut être Nu descendant un escalier n°2 de Marcel Duchamp (1912) pour faire le pendant à la femme au foyer. Le déhanchement descendant cubique, la pose dupliquée à l’envi qui a tant choqué à la Belle Époque. Quintessence de ces femmes appelées garçonnes, elles ne devaient pas être aussi libres qu’on le disait et la femme au foyer pas aussi soumise... alors ! Alors une provocation aussi surfaite pour l’une que ne l’est la docilité de l’autre, le tout avec une ou deux générations d’écart. Et puis pour le nabab, c’est comme convoquer Francis Bacon et son Étude d’après le portrait du pape Innocent X de Velasquez (1953). L’originel de 1650 nous le montre plutôt inquiet et sourcilleux, ce pape. L’artiste britannique déforme aussi, l’encamisole, l’empêche de se lever de son fauteuil. Scotché, il le fait hurler dans une espèce de cage imaginaire, lui faisant rendre toute sa puissance, toute sa superbe. Bien outrancier alors au même titre que la pose trop patriarcale et apaisée du père. Oui, trop appuyé.
Et puis ça faisait un moment qu’on regardait, bien en face ou sur le côté, à ne pouvoir s’en détacher, à se demander ce qui pouvait résister au regard. Qu’est-ce-qui fait qu’on s’attarde à observer plus longuement que prévu une photographie : celle-ci plutôt qu’une autre ?
C’est ce que la commissaire de l’exposition, Sonia Recasens, rappelle en citant dans le guide de visite La chambre claire de Roland Barthes, le punctum : “ce détail qui nous touche, nous émeut sans pour autant être capable de le nommer.”
Et l’image de la photographie dans la tête, on l’a emportée avec soi, on l’a retravaillée à sa manière et chacun est amené à le faire et même surtout la nuit, inconsciemment ou pas. Surtout on y retourne à l’exposition parce qu’on a oublié ou pas remarqué un autre détail. Et on cherche comme une rupture, on insiste pour faire disparaître ce punctum, comme placer la lame au bon endroit, trouver la jointure, la coupure et ça lâche.
Comme «Un air de famille », on se le répète, et même avec ou sans marche, on finit par se dire que le genou était décidément trop relevé et puis ce regard trop soumis, on ne voyait pas assez les yeux ! Et le titre de l’œuvre Un monde presque parfait (2002), ça disait beaucoup de choses...
Alors les fantômes disparaissent à leur tour, en pleine nuit, jusqu’à une prochaine rencontre
Crédit affiche et vignette : Un air de famille ©service action culturelle ville de Bourg-en-Bresse