Le Cuirassé Potemkine - Potemkine Films
Publié par Stéphane Charrière - 5 décembre 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Potemkine Films propose aux amateurs de films et aux curieux en général, en ce mois de décembre, un véritable voyage cinéphilique au cœur de l’un des films les plus importants de l’histoire du cinéma, Le Cuirassé Potemkine réalisé en 1925 par SM Eisenstein. C’est avec un travail éditorial aussi sérieux que conséquent que Potemkine Films nous permet d’accéder à ce véritable monument du cinéma mondial par l’intermédiaire d’une édition qui allie érudition et vulgarisation.
À une époque où le rapport de l’individu à l’image relève plus de la consommation que d’un attrait motivé par une quête émotionnelle ou intellectuelle, Le cuirassé Potemkine agit comme une piqûre de rappel : le cinéma a suscité très tôt dans son histoire des questionnements ou des spéculations sur sa nature profonde. Et les interrogations étaient grandes : comment déterminer les spécificités de cette nouvelle forme d’expression ? Comment les exploiter ? Le cinéma ouvrait de nouvelles perspectives, de nouveaux horizons, il fallait donc définir les contours de ce nouveau médium culturel.
Certains, à ce petit jeu, furent vite convaincus que le cinéma pouvait répondre à des questions soulevées par de nouveaux enjeux philosophiques. Rappelons qu’une formidable concordance des temps était à l’œuvre. Les réflexions nouvelles apportées par l’industrialisation en marche fleurissaient, la naissance de la psychanalyse et la force de persuasion de certains courants philosophiques bouleversaient le rapport de l’individu au monde et allaient trouver, avec le cinéma, une forme artistique qui, dans son processus d’élaboration, deviendrait un terrain d’expression idéal.
Bien sûr, en la matière, nombre de films antérieurs au Cuirassé Potemkine ont déjà démontré que le cinéma pouvait permettre à des populations entières d’accéder, sans y avoir été spécifiquement préparées, à une forme de connaissance nouvelle. Un savoir plus cognitif, plus direct se dispensait par ces images animées projetées sur un écran blanc. Mais l’image filmique véhicule aussi son lot d’interprétations approximatives ou d’incompréhensions. Il faut donc en maîtriser la forme et le discours pour éviter les erreurs d’appréciations ou, au contraire, orienter à des fins calculées l’esprit du spectateur.
Des expériences vont être menées presque sur tous les continents. En URSS, il faut éduquer les masses pour les convaincre que le nouvel ordre en place depuis 1917 est la solution aux problèmes de tous et que cette nouvelle vision du monde est, en soi, la Vérité. C’est dans ce contexte, certes schématisé ici, qu’apparaît Le cuirassé Potemkine qui, avant d’être une œuvre d’art, est un film inscrit dans une maïeutique qui réunit discours esthétique, politique et historique.
Ne considérer Le cuirassé Potemkine que comme une sorte de laboratoire filmique où s’exécutent diverses expérimentations pourrait minorer sa dimension artistique et dissimuler les qualités globales de l’œuvre. Néanmoins, le film pris comme un incubateur de théories formelles se révèle séduisant pour peu que l’on s’y attarde. Pour cela, il faut accepter d’abandonner consciemment notre rapport habituel aux images. Eisenstein, nous le savons grâce à ses écrits, a imaginé une œuvre filmique qui trouve sa cohérence dans l’étude des possibilités de représentation des choses (concepts ou éléments tangibles).
Le cuirassé Potemkine est parfaitement exemplaire des investigations théoriques d’Eisenstein. Pour que l’examen de celles-ci puisse en révéler toutes les potentialités, le spectateur doit se soustraire au rapport émotionnel qui le lie traditionnellement aux images afin de pouvoir sonder pleinement les réflexions produites par la mise en forme de celles-ci. Le film nous incite alors à méditer sur l’usage de tous les outils qui servent la mise en scène (cadrages, lumières, mouvements, montage). Ce qui en résulte peut rassasier l’appétit du spectateur curieux. De la réflexion et du contentement intellectuel qui s’ensuit naît une émotion.
Le cuirassé Potemkine, du fait de son contenu et des libertés prises avec la véracité de certains faits décrits par le film, assume pleinement la dimension métaphorique de l’image filmique qui peut se vérifier, déjà, par une conception particulière de l’assemblage des plans. Le montage, chez Eisenstein, ne suit pas une logique linéaire. L’idée qui se transmet au fil des séquences ne repose pas sur une succession savamment orchestrée d’événements mais sur la collision d’éléments filmiques indépendants voire contradictoires.
Le montage pensé ainsi impose au spectateur de réagir, de sortir de sa condition d’observateur afin d’expérimenter les émotions et les pensées qui naissent en lui. Cela implique nécessairement qu’il y aura un avant et un après le film. Le Cuirassé Potemkine agit comme un révélateur de ce qui se terre au fond de l’être. Chaque individu/spectateur est alors considéré comme un composant d’une chaîne collective qui ne peut s’actionner que si l’individu consent à changer d’état et aspire à prendre sa destinée en main. Si nous gardons à l’esprit que le cinéma soviétique s’était fixé pour mission d’éduquer les masses afin de les faire adhérer aux principes révolutionnaires parvenus au pouvoir en 1917, Le Cuirassé Potemkine apparaît alors comme une injonction à participer à la métamorphose sociétale promise par la Révolution de 1917.
Le Cuirassé Potemkine met en avant une collectivité qui décide de prendre en charge le destin d’une nation qui en est encore au stade embryonnaire. Par le prix de luttes (contre soi, contre l’ordre établi) l’individu rejoint une dynamique collective jeune et nouvelle qui s’est créée spontanément par l’adhésion morale et physique d’une somme d’individus à certains idéaux. Du néant social émerge un absolu, une utopie prend corps.
Cette idée se vérifie non seulement par le montage mais elle irrigue également la logique qui gouverne aux contenus des plans. Dans Le Cuirassé Potemkine, la pensée se diffuse selon une construction méthodique qui adopte un schéma ascensionnel qui se répètera tout au long du film. À l’origine de celui-ci, on trouve un gros plan. L’objet cadré, par l’attention particulière qui lui est portée, échappe à sa condition première. L’élément filmé en gros plan se charge d’un sens symbolique. Il devient une métaphore. Puis, selon le processus d’Eisenstein, succèdera au gros plan un plan intermédiaire (plan rapproché ou plan moyen) qui prolongera la série séquentielle pour l’entraîner dans un champ plus vaste qui sera délimité, à son terme, par un plan large ou un plan général. L’exposition de l’argumentaire se clôt ainsi. L’objet a été, par le réajustement orchestré méthodiquement par un usage précis de l’échelle des plans, intégré à un ensemble de données plus ou moins objectives.
Tout plan du Cuirassé Potemkine se charge d’expliciter une problématique qui, grâce aux permissions narratives du montage, apparaît presque comme une évidence. On n'en finira jamais d’explorer l’art d’Eisenstein. Énumérer le nombre de théories validées par la pratique du film chez le cinéaste relève de l'improbable tant ses œuvres, et celle-ci en particulier, endossent l'apparence d'un petit précis de mise en scène. Cela peut dérouter mais on ne pourra pas enlever à Eisenstein le mérite d'avoir, à chaque film, répondu et vérifié, par l’image et sa construction, ses propres spéculations théoriques.
Le cuirassé Potemkine est une édition riche, très riche. L’image est remarquable de précision et le support HD rend parfaitement hommage au travail splendide effectué sur la photo par Édouard Tissé.
Pour ce qui est des suppléments, l’édition concoctée par Potemkine Films n’est pas avare de contenu.
Le documentaire de Luc Lagier intitulé Naissance d’un cinéma révolutionnaire (19 min) répond fidèlement à la pertinence coutumière de son auteur. Jamais ennuyeux, toujours attrayant et captivant, Lagier se livre à un exercice d’analyse de l’œuvre qui est un modèle d’efficacité.
Autre module digne du plus grand intérêt, un documentaire de 88 minutes intitulé L’Utopie des images de la révolution russe réalisé par Emmanuel Hamon nous plonge au cœur des enjeux esthétiques et politiques du cinéma en URSS. Nombre d’extraits s’accordent avec les commentaires pour souligner le rôle et l’importance du cinéma dans la pensée révolutionnaire. Passionnant.
L’entretien accordé par François Albera (fragmenté en trois parties) sur différents aspects du film est également particulièrement dense et ô combien enthousiasmant pour la précision du propos.
Le cuirassé Potemkine dans sa version sonore allemande de 1930 et Sur les traces du Cuirassé Potemkine documentaire sur le film et sa restauration complètent une édition qui est en tous points aussi remarquable qu’indispensable.
Crédit photographique : ©Potemkine Films/MK2 / © Kino International
Suppléments :
Bande-son originale composée par Edmund Meisel (1926)
Bande-son composée par Del Rey & The Sun Kings (2007)
Bande-son composée par Zombie Zombie (2009)
L’Utopie des images de la révolution russe (2017) documentaire d’Émmanuel Hamon (88′)
Le Cuirassé Potemkine : version sonore allemande de 1930 d’Aloïs Lippl (49′)
Sur les traces du Cuirassé Potemkine (42’)
Naissance d’un cinéma révolutionnaire de Luc Lagier (19’)
Entretien avec François Albera (historien du cinéma) composé de trois parties :
Eisenstein avant Potemkine (22’)
Analyse du Cuirassé Potemkine (28’)
Les différentes versions (20’)
Survivances et antécédents du Cuirassé Potemkine (10′)