Splitscreen-review Image de Taipei story d'Edward Yang

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Taipei Story

Publié par - 11 décembre 2018

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

En ce mois de décembre 2018, Carlotta films édite deux films du regretté Edward Yang, l’une des figures marquantes de la Nouvelle Vague taïwanaise. Premier titre qui nous intéresse ici, Taipei Story, second long-métrage de son auteur (l'autre parution, A brighter summer day fera l’objet d’un autre article). Taipei Story s’ouvre sur un vide spatial. Pour être plus précis, les premières images du film montrent un couple en train de visiter un appartement vide. Edward Yang, par cette séquence d'ouverture, affiche d’emblée les problématiques de son cinéma. Taipei Story accueille en son introduction une figure matricielle qui conjugue culture chinoise, contexte social et politique et les intentions artistiques du cinéaste nées dans la volonté d'amalgamer les deux. L’appartement est vide, désincarné et il peut ainsi accueillir de nouveaux occupants mais également les multiples problématiques qui les accompagnent. Le vide, dans la pensée chinoise, est à l’origine de tout, il est le moteur du monde puisqu'il est associé à l’esprit qui dicte au corps ses mouvements. Donc, le vide est à l’origine de la pensée comme des actes.

Au commencement de Taipei Story, un couple visite un appartement afin de l’investir pour y vivre ensemble. Le réajustement d’échelle habile qui est en œuvre dès la première séquence du film rejoint le concept du vide évoqué. Un couple semble vouloir s’établir pour initier une histoire commune dans un espace qu’il convient de définir à deux. L’humain se propose de modeler, au gré de ses besoins et envies, un espace. Chin, la jeune femme interprétée par Tsai Chin, célèbre chanteuse taïwanaise, imagine des configurations, des dispositions qui ont toutes pour fonction d'investir l’espace de manière à combler ses attentes. L’appartement encore vide devient un lieu de projection, un décor qui peut, si on s'en donne les moyens, devenir le théâtre d’une vie amoureuse. C'est en tout cas ce qu'elle espère.

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S’installer, adapter, composer un espace ergonomique pour qu’il épouse les désirs des personnages. C’est d’abord la jeune femme qui s’exprime. Mais d’où vient-elle ? Qui est-elle ? Rien ne l’indique. Ce pourrait-être une étude de cas. Alors revenons aux fondamentaux de la pensée chinoise. Selon quelques principes taoïstes, le vide a créé une dynamique vitale, l’Un. Mais l’Un permet l’éclosion du Deux. Ce Deux, c’est le Yin et le Yang. Aussi, la jeune femme est rejointe par un homme pour que l’équilibre soit respecté. Lon, l'homme interprété par Hou Hsiao-hsien, abonde dans son sens. Montage et cadrages les associent dans la narration filmique mais ils sont, en même temps, désunis par la composition des plans et les interruptions du montage, donc par la structure du film.

La façon dont le couple lutte pour s’harmoniser avec un espace qui semble les dissocier traduit la volonté de permettre l’épanouissement d’un sentiment amoureux contrarié. Il y a dans cette incomplétude affective un lien qui s’établit avec l’histoire de Taïwan et son tissu communautaire dont le fil n'a cessé, depuis 1947, de se distendre. L’histoire taïwanaise est pour le moins chaotique. Il faudra attendre le milieu des années 1970 et la mort de Tchang Kai-chek pour voir le régime autoritaire installé à partir d’idéologies ultra-nationalistes lâcher du lest. Pas grand chose, certes, mais c'est le début d'une autre ère.

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La petite histoire rejoint la grande par l’incorporation dans la dramaturgie d’ingrédients liés à la pensée chinoise et des éléments propres à l’histoire de Taïwan. Taipei Story, dès son titre, prétend rendre compte de l’histoire de Taipei (ville principale de l’île). Edward Yang superpose l’histoire individuelle et l’histoire collective par un trait d’union culturel né dans quelques principes philosophiques. Le réajustement d’échelle est habile dès la première séquence : l'Un, une femme, convie un homme à une installation commune pour édifier une histoire et former un couple. Ce sera le Deux. Il convient alors de prendre la suite en considération.

Le principe de Trois, dans la pensée taoïste, fait intervenir l’Autre (les dix mille êtres décrits par Lao Zi). Donc si une identité individuelle peut se créer à partir de la cellule souche incarnée par le couple, il n’y a aucune raison de ne pas étendre le raisonnement à l’échelle de la ville, Taipei, et de l’île, Taïwan. À travers l’histoire de ce couple, Edward Yang nous dit le champ des possibles qui s’ouvre à la population de Taïwan à l'aube des années 80 lorsqu'un vent de liberté souffle sur l'île.

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L’espace est d'ailleurs au cœur du propos d'Edward Yang puisqu’il rend compte, par déplacement et projection de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’histoire moderne de Taïwan. Taipei se métamorphose sous nos yeux et, surtout, sous les yeux des protagonistes qui tentent, en vain, d’en comprendre les limites physiques et psychiques (voir la scène où l'architecte ne reconnait pas ses propres constructions).

Les temps changent. La mutation de l'île est à l’œuvre et elle s'accompagne d'incertitudes. Alors tout devient prétexte à de soudaines ruptures dans Taipei Story. Les sons, les cadrages et surtout le montage qui, souvent, interrompt brutalement l’action ou le déroulement logique des séries temporelles et même des dialogues. Les procédés techniques utilisés par Edward Yang œuvrent comme des agents de dislocation. Ainsi, par extension, le montage et les images deviennent des figures de la mélancolie puisque tout espoir semble déchu quoiqu'il advienne. Le cinéaste désolidarise les individus du reste du monde au fur et à mesure de la progression du film.

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Chez Edward Yang, et Taipei Story en est un parfait exemple, les personnages sont empêtrés dans un mal-être qui se retranscrit dans le rapport entre l'humain et l’espace pour former une figure de l’indétermination. Les individus sont comme absorbés par une topographie inadéquate à leur besoin. Un film d'Edward Yang est une entreprise désespérée d’adapter le monde aux besoins et aux désirs des êtres. Aussi les personnages se débattent sans cesse. Pas par conviction mais parce qu'il faut vivre et s'inventer des raisons d'y croire. L’incapacité de chacun à se fondre dans le monde et à l’habiter pleinement conduit les personnages à s’évanouir dans cet univers étrangement inquiétant puisqu’il est le résultat de leurs actes désordonnés. Les personnages se perdent dans un dédale de verre, de béton et d’acier. La dissolution de l'humain dans la ville est la traduction du constat profondément douloureux de l'inconséquence de chacun sur le monde, sur les êtres et même sur les choses.

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L'image du Blu-ray de Taipei Story est épatante et fidèle au travail habituel fourni par Carlotta Films.

Pour ce qui est des compléments, notons la présence d'un module (Énergie collective de la Nouvelle Vague taïwanaise) dans lequel Olivier Assayas (ancien critique et par ailleurs cinéaste émérite) revient sur le moment où, de passage à Hong-Kong pour y découvrir la production locale, un critique de cinéma lui conseille de se rendre sur Taïwan où visiblement le cinéma vit une révolution formelle. Là, il va découvrir ce que l'on nomme aujourd'hui communément, la Nouvelle Vague taïwanaise. Récit de cette découverte passionnant de bout en bout.

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Crédit photographique : ©Droits réservés et ©Carlotta Films

 

Suppléments (en HD sur le Blu-ray uniquement)
. ÉNERGIE COLLECTIVE DE LA NOUVELLE VAGUE TAÏWANAISE (25 mn)
. BANDE-ANNONCE 2017

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