Accueil > Bande dessinée > Les Ogres-Dieux
Aujourd’hui, nombre de bandes dessinées capitalisent sur la fidélisation de leur public. On retrouve ainsi des séries qui étalent leur univers et leur récit sur des dizaines et des dizaines de volumes. Ce qui n’est aucunement un problème lorsque la multiplication des albums n’est pas imposée aux auteurs. Il y a donc une véritable recrudescence des sorties et, de ce fait, beaucoup nécessitent un engagement des auteurs sur le long terme. Paradoxe de ces choix éditoriaux : cela décourage parfois certains lecteurs et lectrices de découvrir de nouvelles œuvres. La BD qui nous préoccupe aujourd’hui, Les Ogres-Dieux, s’émancipe de ce système de sérialisation tout en dévoilant un univers riche à l’identité bien marquée. Scénarisée par Hubert, dessinée par Bertrand Gatignol (possibilité d'écouter ITW des auteurs en bas de page), elle compte à ce jour trois tomes : Petit, Demi-Sang et Grand Homme.
Ces histoires prennent place dans l’univers des Ogres-Dieux qui, comme l’intitulé le suggère, décrit un monde dominé par la race des ogres depuis des siècles. Les ogres sont des créatures à la taille titanesque qui ont étendu leur influence de manière spectaculaire et violente par asservissement des humains avant d’en faire leur repas. Mais ce règne touche à sa fin. La dernière lignée, rongée par la consanguinité, produit des géants de plus en plus petits et de moins en moins astucieux. Chaque histoire évoquera donc des personnages qui vivent dans cette société en déclin.
Avec les Ogres-Dieux, on est face à un récit sombre et décadent fortement inspiré par la littérature gothique puisque l'univers se nourrit d’éléments propres au genre : un château comme théâtre des événements, la figure de la créature avec les ogres, l’aspect macabre et, bien sûr, cette société en perdition.
Tout cela se vérifie par le travail graphique de Gatignol qui a accompli un énorme travail sur l’univers pour qu'il concorde avec le scénario d’Hubert. Les cadrages, les perspectives démesurées des lieux, les personnages qui se perdent dans ces immenses décors délabrés témoins d’une gloire passée... tout contribue à teinter d'une esthétique gothique le monde qui nous accueille.
La représentation des ogres, elle, est parcourue d'une tentation expressionniste. En effet, l'image adopte le gabarit de ces personnages au contenu du récit et ainsi répond parfaitement à certaines intentions propres à l'Expressionnisme. Dans l'avant-garde citée, rappelons que tout élément présent dans une œuvre se devait d’être en rapport direct avec le reste de la composition (texte, dramaturgie, cadrages, etc.) pour favoriser une réflexion sur les sentiments qui s'expriment. Notons que cet artifice ne modère absolument pas l’impression de gigantisme des monstres.
Ainsi les ogres sont aux Ogres-Dieux ce que les spectres et créatures sont au contes traditionnels : des personnifications des peurs enfouies en chacun et la manifestation d’un passé médiéval violent qui permet l'éclosion de ces peurs.
Comme toute œuvre gothique, Les Ogres-Dieux se présente comme une contestation à l'idéologie dominante d’une époque. Une idéologie qui plébiscite l’inné au détriment de l’acquis, qui développe des comportements sociaux dans lesquels un bâtard ne peut être noble ou qui affirme qu'un petit ogre ne peut prétendre à être Ogre-Dieu. Des thématiques communes habitent les trois histoires : les inégalités sociales, le déterminisme familial, la place de la femme dans une société patriarcale.
Petit, le premier tome, conte l’histoire du minuscule dernier-né de la famille des ogres. Un enfant dans lequel sa mère placera l’espoir d’un renouvellement de la lignée et qui devra confronter ses pulsions profondes à son éducation.
Demi-sang, le tome 2, s'attarde sur l'histoire d’un bâtard qui cherchera à devenir Chambellan (intermédiaire entre ogres et humains) en gravissant les échelons de la société par l'intermédiaire de tous les moyens possibles.
Le grand homme, le tome 3, quant à lui, nous parle de Lours, éternel rebelle, qui essaye de changer la société tout en luttant contre ses propres démons et vivant avec les regrets inhérents à son passé.
Chaque tome prend des allures de « portrait » consacré à l’histoire d’un individu sur une période cruciale de sa vie. Ce choix permet à l'univers global de se ramifier sur plusieurs niveaux de récits : chez les ogres pour Petit, chez les humains dans Demi-Sang. Les Ogres-Dieux contourne ainsi la problématique de la sérialisation citée plus haut. Chaque histoire peut se suffire à elle-même, elles sont toutes bouclées tout en appartenant à un ensemble plus vaste.
De plus, les personnages affirment leur différence et s'inspirent, par extrapolation, du vécu du scénariste. Les Ogres-Dieux, ainsi, humanise et donne de la profondeur à la psychologie des personnages. Là encore, ces aspects sont très bien retranscrits par le travail de Gatignol qui n’hésitera pas à user de pleines pages, de gros plans... Avec un soin tout particulier porté sur les regards, les expressions et les émotions des personnages, il a su créer une proximité affective et émotionnelle avec ces derniers.
Au delà de ce système presque anthologique, chaque histoire est chapitrée et intercalée avec une prose qui va généralement s'attarder sur des personnages historiques propres aux sujets du tome (le livres des ogres, le livre des chambellan .. etc.).
Ces textes, illustrés à la manière des livres de Gustave Doré, jouent sur l’archétype du grimoire, du livre de contes et donnent un côté mythologique à ces histoires. Histoires que n'hésitent pas à citer les personnages de l’œuvre, les implémentant de manière concrète dans la diégèse du récit. Car la situation présente des différents personnages témoigne d’un bon nombre de facteurs historiques qui ont ainsi forgé la société des Ogres-Dieux.
Ces histoires sensées constituer une mémoire commune fonctionnent comme des marqueurs sociaux et historiques à la force évocatrice profonde pour le lecteur (et les personnages) car elles font écho à des mythes fondateurs de nos propres sociétés. Comparaison qui s’étend aussi aux intrigues des tomes. Par exemple, dans Petit, la mère de ce dernier cache son fils pour ne pas qu’il soit dévoré par son père comme dans le mythe de Chronos.
Tous ces choix contribuent à créer un univers riche et cohérent où tout est interconnecté et où l’on trouve une multitude de visions différentes sur le monde. Notamment Grand Homme qui, si il est moins étalé dans le temps (Petit et Demi-Sang se déroulent sur plusieurs années), offre une tout autre dimension à l’univers des Ogres-Dieux en raison du choix de son protagoniste.
Ainsi les différentes itérations des Ogres-Dieux s’inscrivent dans une démarche artistique qui témoignent aussi d’une très grande pertinence dans l'approche globale de l’œuvre. Que ce soit l’édition des tomes, les illustrations des “grimoires”, les différentes typographies, sans oublier la mise en scène de Gatignol, tout contribue à incarner parfaitement le récit. Tout sert à immerger le lecteur dans un univers d'inspiration gothique riche et soigné. Des personnages nombreux et cohérents aux histoires fortes sans cesse renouvelées, Les Ogres-Dieux est une œuvre qui tend vers l'universel. L'ambition est forte : faire d'un simple récit un ensemble de valeurs communes où chacun peut puiser à sa guise. Ambition qui promet un bel avenir à cet univers qui ne demande qu’à se prolonger.
Entretien réalisé par Esteban Manuel Soria le 5 décembre 2018.
Lors d’une séance de dédicace, nous avons eu l’occasion d’interviewer les auteurs qui se sont prêtés, le temps de quelques minutes, au jeu des questions réponses.
Merci encore à Bertrand Gatignol et Hubert pour le temps qu’ils nous ont accordé ainsi qu’à la librairie Momie BD de nous a permis de réaliser cet entretien !
Bonne écoute.
Bertrand Gatignol :
BDs dessinées :
-Pistouvi
-Le voleur de souhaits
-Comment j'ai raté ma vie
Quelques séries animées :
-Chara- Designer sur Skyland
-Créateur et directeur artistique sur Mikido
Hubert :
en tant que Coloriste :
-Atom agency
-Spirou et Fantasyo
-Le clan des chimères
Scénariste :
-Le leg de l'alchimiste
-Yeux verts
-Miss pas touche
-Le Temple du passé