Le nouveau film du réalisateur kazakh Sergei Dvortsevoy, Ayka, fut remarqué lors du dernier Festival de Cannes pour la prestation de son actrice principale mais aussi pour une mise en scène très « crue », très frontale qui s'installe dès la première séquence.
Dans une maternité moscovite, Ayka, jeune kirghize en situation irrégulière, vient d’accoucher. Elle ne peut se permettre d’avoir un enfant et, dès son réveil, Ayka prend la fuite avant même de l’avoir allaité pour la première fois. Elle se dépêche d’aller à l’abattoir de volailles clandestin où elle travaille. Le responsable du lieu va partir avec la marchandise sans payer ses employées. En plus de s’être fait rouler, Ayka doit faire face à un autre problème : une dette d’argent contractée avec un caïd local. S’ensuit alors une véritable errance de la jeune femme en quête de travail et d’argent dans les rues enneigées de Moscou.
De prime abord on peut noter le choix tant intentionnel qu'esthétique de la mise en scène qui opte pour une caméra installée dans une proximité intrusive vis-à-vis du personnage principal et qui intensifie le caractère presque claustrophobe de ses déambulations. L’espace topographique n'est pas objectif et il se soumet à la perspective d’Ayka pour devenir un véritable dédale cérébral. Tout au long de ses péripéties, et comme autant d'associations d’idées qui traversent la pensée du personnage, plusieurs éléments récurrents apparaissent à Ayka et traduisent l’état mental du personnage.
Il y a tout d’abord l’aspect social de la société russe post-URSS et le clivage qui existe entre les vainqueurs de la chute du communisme et ceux pour qui la misère a stagné voire empiré. On observe d’abord les conditions précaires, voire insalubres, dans lesquelles vivent certains ressortissants des ex-pays de l’Union Soviétique (Kirghizstan, Mongolie…) en recherche de travail pour nourrir leurs familles. Leur situation est souvent mise en parallèle avec la nouvelle bourgeoisie qui, contre tout a priori, évolue dans une proximité spatiale troublante. Il suffit parfois d’une seule cloison pour séparer des travailleurs non-déclarés, précaires, d’une conférence de jeunes moscovites « pleins d’avenir ». Cette fragmentation du corps social sera sans doute encore plus évidente pour les spectateurs russophones. Les changements de langues entre le Russe et le Kirghize, en fonction de la « classe » sociale des personnages, sont très fréquents et soulignent la mosaïque identitaire peinte par le film.
La dette qu’Ayka ne peut rembourser vampirise le personnage par l'intermédiaire de la sonnerie de son portable qui rappelle l'omniprésence d'une menace qui plane au-dessus des opprimés. Au fur et à mesure, la fréquence des sonneries augmente et cela présage d’un danger imminent qui devient de plus en plus réel, de plus en plus concret.
Puis la nature reprendra ses droits. Car, bien que la jeune femme ne souhaite pas garder son enfant, sa condition de mère se rappelle à elle. Elle se manifeste d’abord dans la trame narrative de manière directe, notamment entre les saignements post-partum et les montées de lait. Cependant la maternité est surtout suggérée au spectateur (et donc aux sens d’Ayka) par diverses références évidentes bien qu’indirectes. Elles sont parfois sonores, avec des dialogues hors-champ de mères qui téléphonent à leurs familles, mais elles sont également visuelles avec la présence de femmes, en arrière-plan, qui s’occupent de leurs enfants ou cherchent à avorter. Parfois l'idée de maternité envahit le film de manière plus frontale. On pense à ce plan animalier d’une chienne qui s’occupe de ses petits. Comme les autres éléments que Ayka fuit, la maternité revient à chaque fois plus brutalement qu’auparavant, comme une force contre laquelle Ayka ne peut lutter.
On saluera finalement l’interprétation (récompensée par un Prix d'interprétation féminine décerné à l’unanimité à Cannes) de Samal Yeslyamova pour le rôle principal qui dut être un véritable défi à relever. Un défi dans le sens ou le personnage est quasi-omniprésent à l’écran. Mais aussi un défi pour cette capacité à exprimer un personnage guidé par le sensitif comme si, dans sa condition, Ayka en était réduite à l’instinct de survie à défaut de répondre de manière cognitive à l’instinct maternel.
Chapeau !
Crédit photographique : ©Kinodvor/PallasFilm/OtterFilms