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Avez-vous fait bon voyage ?

Publié par - 5 février 2019

Catégorie(s): Expositions / Festivals

“La voiture allait si lentement qu’à dix heures du matin on n’avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter les côtes à pied. […] Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la dégager.” La diligence est tirée par six chevaux et dix personnes sont conduites. C’est l’hiver 1870-1871, à la fin du Second Empire. Il s’agit de rejoindre Dieppe depuis Rouen, ville occupée par l’armée prussienne, pour espérer atteindre Le Havre encore aux mains des Français.

La question qui clôt habituellement le déplacement : “Avez-vous fait bon voyage ?” dans ce dernier tiers du XIXème siècle est à prendre au pied de la lettre. Elle ne correspond pas à un banal “Ça va ?” lancé à la sauvette, juste comme une formule de politesse pour entamer une conversation. À la question ”Avez-vous fait bon voyage ? » on attend un récit détaillé des circonstances matérielles du voyage et, en l’occurrence, des difficultés rencontrées dès qu’il s’agit de sortir d’une ville. Si nous sommes bien loin des descriptions antérieures de corps encore bien plus brinquebalés de droite et de gauche, mais aussi par devant et derrière dans de mauvaises voitures, les systèmes d’amortissement ont fait des progrès ; il n’empêche que le voyage n’est pas une sinécure. Il est loin de s’apparenter à un moment de repos tant les chaussées sont abîmées par les intempéries et deviennent des pièges à voyageurs !

Des dix personnes installées dans la diligence normande dans la nouvelle de Guy de Maupassant, Boule de Suif (éditée en 1880), seuls deux couples auraient pu, une petite génération plus tard, changer pour un autre mode de locomotion. Délaissant ainsi la traction animale pour la traction par moteur thermique. Il s’agit d’un couple de nobles fortunés, les Bréville, et des Carré-Lamadon, d'une famille industrielle travaillant dans le coton.

Voilà bien la grande nouveauté de la Belle Époque : l’automobile. Elle n’est pas la seule, les autres innovations ne manquent pas, mais aucune ne classe autant les groupes sociaux que l’automobile au tournant des XIXème et XXème siècles jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. C’est que son prix est prohibitif. Il suffit de monter jusqu’au deuxième étage du musée des Beaux-Arts de Lyon, prendre à gauche, et s’arrêter dans la deuxième salle. Assis, on peut contempler La noce chez le photographe (1879) de Pascal Dagnan-Bouveret. La photographie née au milieu du siècle est d’un usage courant à la Belle Époque et concerne à peu près toutes les couches de la population.

Après la défaite française de 1870-1871, le père des frères Lumière avait fuit l’Est et a installé un atelier rue de la Barre à Lyon. Visionnaire, en avance d’une technologie, le père avait lancé ensuite ses fils sur l’image cette fois-ci animée, l’autre grande innovation de la Belle Époque. Ses fils Louis et Auguste combleront ses attentes grâce à l’invention du cinématographe en 1895, même si c’est le procédé des plaques sèches en photographie qui assurera leur fortune. Les premières séances de cinématographe sont payantes, mais restent à la portée de la plupart des gens.

Dans la salle, à défaut d’une peinture liée au cinéma, on cherche donc une automobile, cette nouveauté dont la possession est un marqueur social et on ne la trouve pas ! Mais seulement un désagrément, une panne et même une sacrée panne puisqu’il s’agit de « La Panne » avec une majuscule et le tout réitéré. Donc deux tableaux pour évoquer le même sujet. L’un décliné au masculin, La Panne. Les hommes (1901/19O5) et l’autre au féminin, La Panne. Les femmes (vers 1905).

Finalement, on est peu  éloigné des soucis de voies carrossables du temps de Maupassant. C’est que le revêtement n’a pas beaucoup évolué alors que les nouveaux moyens de locomotion, si. Voyager n’est toujours pas une sinécure, même à la Belle Époque.

Le diptyque en question a été offert par le peintre lui-même à la ville de Lyon en 1914 pour l’Exposition Internationale urbaine lyonnaise. Il s’agit de Jacques-Emile Blanche, un peintre que nous avons déjà côtoyé : le portraitiste de Marcel Proust et du Tout-Paris de l’époque. Normand comme Maupassant, les deux connaissent bien la région. Le peintre séjourne les étés à Dieppe depuis l’âge de ses 19 ans. Ses parents ont fait construire un chalet au lieu-dit Bas Fort Blanc, au pied du château, face à la mer. Ils ont même fait rajouter pour leur fils un atelier de peinture attenant. Seul survivant d’une fratrie de quatre, Jacques-Emile est le sujet de toutes les attentions de ses parents et suit sur le tard les cours de l’académie Wallet à Paris. Dieppe est une station balnéaire. La mode des bains de mer et les bienfaits supposés des promenades iodées ont cours dans les milieux très favorisés. C’est la mode de l’hygiénisme. À ce tableau rajoutons l’incontournable casino et l’anglophilie. Le jeune Jacques-Emile fait son premier voyage à Londres à 9 ans avec sa gouvernante Miss Ellen Mac Larren. Parfaitement bilingue, il aura plus tard du succès outre-Manche, bien inséré dans les milieux aristocratiques puisque même de fortunés patients anglais fréquentent la clinique de ses parents pour des problèmes nerveux. Le père est un médecin aliéniste réputé.

Et la voiture ? Revenons à la voiture, le must dans la distinction sociale, avons-nous dit.

Tôtes est un bourg à équidistance de Dieppe et de Rouen. Guy de Maupassant a fait parcourir une trentaine de kilomètres à notre diligence en cette journée d’hiver de 1870-1871. Les rigueurs hivernales ont certes ralenti la progression de la grosse berline. En 1905, date d’achèvement des deux tableaux, une De Dion-Bouton pouvait parcourir une centaine de kilomètres à une moyenne de 45 km/h avec un équipage réduit. Jacques-Emile possède une De Dietrich et une petite « De Dion-Bouton de seconde main. » Dans ses lettres il évoque cette dernière et notamment pour rappeler le caractère aléatoire des déplacements en automobile. Voici ce qu’il dit à un ami le 12/10/1906 : « Si mes débuts comme automobiliste avaient été plus heureux… j’irais vous voir mais [la De Dion-Bouton] fait beaucoup de bruit dans son garage de ferme, elle est muette et stupéfiée après quelques kilomètres de route ; la moindre côte de Normandie lui fait horreur.»

Huit personnages sont représentés ainsi que deux chiens dans la remise d’une ferme. Il semble difficile qu’ils puissent tous tenir dans la petite voiture en question, mais le peintre dans son projet semble nous indiquer que la lecture de gauche à droite englobe dans un même épisode cette fameuse panne. En effet, les deux chiens se retrouvent dans le bas des deux tableaux et servent de lien. Idem pour l’architecture de l’un, des arcs en pierre et un mur en briques qui sont identiques à ceux de l’autre. Tous nos protagonistes seraient donc victimes des caprices de l’automobile en question. À la Belle Époque, conduire une automobile nécessite du doigté. Sur le dernier modèle De Dion-Bouton, le freinage et la direction restent capricieux et ne répondent pas toujours aux volontés du chauffeur. En l’occurrence, il s’appelle Claude Vallet et il ferme le groupe des trois hommes. Si le dosage entre réglage des gaz et avance à l’allumage n’est pas assuré correctement, la voiture « s’étouffe ». A fortiori, une pente trop raide, un doigté hésitant, autant contourner l’obstacle si possible, autrement elle pétarade, puis cale. C’est peut-être la question que se posent nos trois hommes. Celui de dos rappelle l’anglomanie du peintre, il s’appelle Alexander Mac Niel et est l’élève de Blanche. Le peintre est présent, face à nous. Il interroge du regard son ami, un écrivain qui s’est fait connaître pour son nationalisme, Maurice Barrès. Lui est de profil. À les observer, on se dit que les conjectures doivent aller bon train, tant les raisons de la panne peuvent être nombreuses. Il n’y a qu’à regarder le paysage chez les hommes. Un paysage sans végétation comme pour insister sur l’absence de goudron, pour rappeler que les routes sont macadamisées, autrement dit, elles sont revêtues de différentes couches de cailloux concassés et qu’à leur surface la poussière est omniprésente. D’où un accoutrement des plus originaux pour nous. Des cache-poussières pour tout le monde, femmes et enfant compris.

De grandes enveloppes de tissu sur le corps des femmes. Elles traînent jusqu’à terre, moins pour les hommes, même si le cadrage ne montre pas le bas des pantalons. Chez les femmes, de longs voiles protègent aussi la nuque et maintiennent les chapeaux. Outre son élève, Jacques-Emile Blanche a convié à cette escapade son modèle Désirée Manfred. Elle serait représentée deux fois. La troisième femme est probablement la maîtresse de Barrès qui l’a rencontrée chez son ami Blanche, la comtesse Anna de Noailles. La boucle est bouclée sauf pour la petite fille dont on ne connaît pas l’identité.

Il faut imaginer, en période estivale, la poussière soulevée par ces bolides et entendre aussi le bruit des moteurs sur ces routes empierrées, filant devant les visages inquiets des riverains. C’est qu’une simple ornière non comblée par les agents de la voirie peut envoyer l’auto dans le décor. Alors peut-être un méchant mot de la part de nos hommes à leur encontre pour fustiger le manque d’entretien sur certains tronçons. Et que dire des dos d’âne aperçus au dernier moment mais toujours trop tard ou ces courbures trop étroites et relevées dans les virages qu’il faudrait élargir et aplanir pour éviter l’accident. Que de soucis pour notre chauffeur, Claude Vallet

L’automobile, le monde des hommes. Le peintre l’a bien saisi. Les femmes ne regardent pas en direction de l’automobile, elles sont désabusées. « Et une panne supplémentaire ! La routine, rien de plus.» Seule la petite fille à gauche nous regarde, pas encore résignée. L’automobile, vraiment un monde d’hommes. Que peuvent-ils encore dire ? Houspiller la frilosité des édiles en termes d’investissements routiers ? Certainement. D’autant plus que certains mécènes veulent faire avancer les choses. Notre quatuor sait bien que la région dieppoise n’est pas la capitale ou la Côte d’Azur, mais quand même ! La station balnéaire attire du beau monde. Cinq kilomètres de goudron, de ce nouveau produit issu du charbon et des résidus de houille des cokeries a été posé à Versailles, mais aussi avenue Victoria à Paris, autant sur la promenade du Midi à Menton, et puis tout à côté, à Monaco. Alors pourquoi pas ici ?

Le prix élevé des composants et de la main d’œuvre n’incite guère au développement. Au Congrès international de la route à Paris en 1907, voilà ce que rajoute l’ingénieur des Ponts et Chaussées, Le Gavrian : « En ce qui concerne l’utilisation du goudron, le congrès estime que le goudronnage bien fait est incontestablement un remède efficace contre la poussière […] En revanche, là où la circulation à traction animale n’a pas grande intensité, la route actuelle (…) répond aux conditions désirées. »

La poussière. Encore cette poussière qui a de beaux jours, elle marquera encore longtemps les esprits, par le passage de ces bolides sur des routes empierrées, suscitant l’admiration ou le rejet. L’opulence de certaines classes sociales pouvant se confondre avec de l’arrogance. Une signature visuelle et sonore de l’élite à la Belle Époque. Au déclin de la poussière et du bruit correspondra le progressif bitumage des routes avec la timide démocratisation de ce moyen de locomotion au sortir de la guerre, mais de la Deuxième seulement. Pour l’heure, l’automobile ne modifie pas le rapport au travail ou aux loisirs. C’est le train à vapeur qui l’a réalisé en ce temps, et il en a fallu du temps, au moins depuis deux générations. Le train rentre dans la ville, change le paysage avec ses gares et bouleverse le rapport temps-espace. L’automobile s’est seulement substituée à la voiture attelée et elle en paie les déboires matériels par l’inadaptation du revêtement et ses faiblesses technologiques inhérentes.

On cherche toujours le bolide en panne, et on finit par en trouver un. Quand même… Un tout rougeoyant et petit, presque à défaut. Seule une moitié de bolide est représentée chez les hommes ! Mais la voiture dans tout ça ? Celle en panne. Enfin l’absente ! Celle dont on a parlé sans l’avoir jamais vue ? Et bien, elle a existé. Une photo de La Panne. Les femmes (conservée par le musée d’Offranville) annotée de la main du peintre précise Fragment du triptyque « l’Accident ».

À vous d’imaginer la scène, tout à gauche du mur de cette salle au musée des Beaux-Arts de Lyon sans distinction…de genre.

Crédit photographique : La noce chez le photographe (1879) de Pascal Dagnan-Bouveret © Lyon MBA/Photo Alain Basset

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