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En temps utiles : Ruiz et Proust revisitent le passé

Publié par - 11 février 2019

Catégorie(s): Cinéma

La Belle époque. Drôle de terme tout de même pour définir une période que l’on peut situer grossièrement entre 1870 et 1914, soit deux guerres. La Belle époque cristallise, de plus, quelques bouleversements conséquents (techniques, philosophiques, politiques)  qui vont modifier le rapport de l’humain au monde. Enfantée par la révolution industrielle, La Belle époque a été l'écrin de différentes innovations technologiques qui vont abolir le temps et l’espace.

Il est une forme d’expression que l’on ne prend paradoxalement pas au sérieux, lorsqu’elle voit le jour, qui va prolonger, dans sa contemporanéité avec les événements, et résumer, dans un a posteriori réflexif, cette mutation spatiale et temporelle ; il s’agit bien sûr du cinématographe qui deviendra cinéma un peu plus tard. La découverte du procédé est avant tout l’aboutissement d’une somme de volontés industrielles qui ont toutes œuvré à la fabrication d'un outil qui devait permettre de découvrir, valider ou vérifier des hypothèses ou des théories scientifiques.

Le cinématographe naît donc sous l’emprise du cartésianisme qui s’est emparé de l’Occident lorsqu’une révolution dite industrielle s’est immiscée dans le quotidien des hommes. Ce sont sous ces auspices que les créateurs du cinématographe, Auguste et Louis Lumière, refusent de céder un exemplaire de leur invention à Méliès, le saltimbanque, l’illusionniste qui voit dans cette machine la possibilité de donner corps aux fantaisies les plus rocambolesques. Ce point de divergence sur la considération de l’outil et son utilisation sera suivi de bien d’autres.

Parmi la multitude de questions soulevées par l’apparition inopinée de cet outil à raconter des histoires (cela commencera très tôt à titiller les utilisateurs : il y a déjà chez les Lumière en 1895 une scénarisation du propos de l’image dans L’arroseur arrosé par exemple), il en est une qui agitera longtemps et même encore aujourd’hui les consciences. Cette interrogation porte sur ce qui distingue le cinéma de la littérature puisque cette dernière affiche allègrement, en ce début de XXème siècle, ses aptitudes à explorer des formes narratives ou des formes de récits que le cinématographe peine à s’approprier du fait de ses spécificités techniques.

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Le cinématographe est d’abord perçu comme un procédé technique qui a pour fonction première de rendre compte du vivant, de capturer le fonctionnement ou l’essence d’une dynamique. Ce qui est déjà beaucoup. Au mieux, le cinématographe sera considéré par quelques hurluberlus comme un trope (possibilité d’assembler des éléments disparates réunis par une forme qui se nourrit de tous les éléments qui la constituent y compris la sienne). C’est d’ailleurs une propriété que lui concèderont les plus réfractaires lors de son émergence. Mais le trope, par définition, n’est pas qu’un ornement ou un outil de synthèse, il peut aussi être une synecdoque (détail qui incarne un ensemble) ou une métaphore. Certes, ce n'est pas encore une évidence en cette fin de siècle mais Méliès, en digne héritier de Robertson, contribuera amplement à faire admettre que le cinématographe peut être un espace de spéculations fantasmatiques.

À son apogée, le roman "dixneuviémiste" fait, lui, de la littérature un espace de spéculations métaphoriques. C’est-à-dire que la littérature, pour la plus ambitieuse, se voit investie d’une autre mission que celle du récit stricto sensu. Le roman n’est plus assujetti au respect de l’étymologie mais il s’engage sur la voie de la retranscription d’idées, de pensées, de sensations ou de tout autre concept qui échappe à une possible matérialisation. À ce titre, l’œuvre d’un auteur en particulier, Marcel Proust, incarne ce qui distingue une expression de l’autre et permet de mesurer tout le chemin qu’il reste encore à parcourir au cinéma, au début du XXème siècle, pour concurrencer en certains points la littérature. Il y a notamment au cœur de la stylistique proustienne une des singularités littéraires qui semble inaccessible au cinématographe. Il s’agit de la possibilité de construire des récits qui seraient l’expression pure d’une pensée intellectuelle en mouvement.

Splitscreen-review Jacques-Emile Blanche (1861-1942)- Portrait de Marcel Proust 1892.
Jacques-Emile Blanche (1861-1942)- Portrait de Marcel Proust 1892. Huile sur toile H. 73,5 ; L. 60,5 cm. © RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / DR

On peut donc, à partir de l’œuvre de Proust, distinguer littérature et cinématographe en raison de la dimension métaphorique du verbe proustien qui permet à l'auteur de se soustraire aux impératifs du réel alors que l’image de film, à cette époque, est majoritairement perçue, dans son essence, comme une empreinte du réel. Ce postulat va cependant vaciller sous les assauts de Méliès, nous l’avons dit, et surtout, un peu plus tard, de David Wark Griffith ou encore des cinéastes soviétiques qui démontreront le pouvoir elliptique de l'image par le biais du montage.

Avec le temps et quelques productions majeures donc, le débat s’est quelque peu déplacé et le cinéma semble avoir, en certains cas, comblé ce déficit fantasmagorique quant au roman que lui opposent ses lettrés détracteurs. Pour le comprendre ou, mieux, le mesurer, revenons à Proust qui a fait l’objet d’adaptations cinématographiques qui partaient toutes avec un handicap : les écrits de l’auteur sont réputés inadaptables. Selon nous, il est au moins une transcription filmique qui vient au moins écorner les certitudes.

Insistons d'abord sur le terme d’adaptation puisque l’intraduisible proustien convoque une inexorable trahison du verbe qu'il faut accepter. L'adaptation qui nous intéresse plus particulièrement, ici, est l’œuvre de Raoul Ruiz et elle concerne le dernier volume de La recherche du temps perdu. Il s’agit de son film sorti en 1999 et intitulé Le temps retrouvé. Notons tout d’abord que l’entreprise est osée parce que Le temps retrouvé est sans aucun doute possible l’épisode de La recherche du temps perdu le moins spectaculaire ou, en tout cas, celui qui produit le moins d’images dans l’esprit du lecteur. On y parle beaucoup, on y réfléchit beaucoup mais on y observe peu.

Aussi paradoxale que l’idée puisse paraître, il y avait presque une évidence à ce que Ruiz adapte Proust. C’est que l’œuvre de Ruiz, comme celle de Proust, à sa manière, fonctionne par superposition d’idées, par greffe de concepts qui vont, au contact les uns des autres, se transformer pour épouser une autre forme que celle de leur état premier. Ainsi naissent de nouvelles formes qui se structurent autour de l’idée d’amoncellement ou d’association d’éléments qui relèvent de champs distincts comme la musique, la poésie, la littérature, la peinture et bien sûr le cinéma qui devient alors un art de synthèse ou une forme hybride. Donc un trope ? Pas si simple.

Ruiz s’affranchit des difficultés de traduire par le film la stylistique de Proust à l’œuvre dans Le temps retrouvé par la fabrication d’images qui s’immiscent dans ce que le texte suggère. Le temps retrouvé, le film, donne aux pensées proustiennes une matérialité improbable. Ce que le texte évoque, le film le montre. Ainsi, le film ne nous donne pas à voir ce que les personnages voient mais ce qu’ils voient ou pensent quand ils voient, hument, goûtent ou entendent. Ruiz a donc su élaborer un système narratif qui échappe à l’esprit d’un discours placé sous l’emprise du verbe initial pour composer un récit qui s’articule autour de la volonté de donner corps à des pensées, des sensations, des sentiments et à des souvenirs.

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Ruiz a été en mesure de rendre concrets ces éléments filmiques en usant des possibilités syntaxiques du cinéma. Ainsi, les travellings, dans Le temps retrouvé, se font l’écho de ce qu’éprouvent les personnages gagnés par les différents sentiments qui les assaillent. Les travellings parcourent une panoplie de possibilités qui se déploient selon quelques principes évidents (l’accompagnement de corps ou de pensées en mouvement, la création de liens entre les objets vivants ou non qui habitent les cadrages) ou alors les travellings nous entraînent sur des territoires peu usités par le cinéma (modulation des espaces pour révéler ou raviver quelques sentiments inavoués, pénétration dans l’immatérialité de la mémoire). De la même manière, pour demeurer sur le domaine de la cinétique, les panoramiques outrepassent leur fonction cosmogonique pour nous donner à comprendre comment l’espace scénique se laisse envahir par de troublantes modifications plastiques et physiques qu’imposent les variations affectives convoquées par les souvenirs.

Le temps retrouvé est aussi, en un sens, une sorte de représentation des enjeux esthétiques, politiques, sociologiques et humains qui ont accompagné une classe sociale particulière pendant le passage d’un siècle à un autre. Lors d’une réception mondaine, l’artificialité comportementale des convives se transforme en représentation théâtrale où s’exhibe un temps qui s’étiole et qui condamne l'humain à prendre conscience de sa propre disparition.

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On pense inévitablement à Visconti et à Mort à Venise, on se remémore Le Guépard. Mais la scène est le pendant d’une séquence restée célèbre d’un autre grand film, Fellini Roma réalisé par Federico Fellini. Il est bien évidemment question ici de la fameuse scène de la disparition fantomatique des fresques qui suit immédiatement leur découverte lors de la percée de cloisons dans les sous-sols romains pour construire de nouvelles lignes de métro. Dans Fellini Roma et lors de la réception proustienne du Temps retrouvé, la collision des temps souligne ce qui n’est plus ou, plutôt, révèle ce qui reste de ce qui a été. Le vide qui suit l’évanouissement des images de l’origine de la société romaine dans le film de Fellini fait écho à la figure de l’informe constituée par la somme des travailleurs contemporains dissimulés derrière des masques de protection qui font irruption dans le repère des peintures murales. L'homme et son image se désincarnent.

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On retrouve chez Ruiz une évocation similaire du télescopage des temps lorsque les invités de la soirée font eux aussi irruption dans une salle où s’est réfugié le jeune Marcel Proust. Là, l’enfant s’amuse et/ou s'émerveille des effets produits par les images d’une lanterne magique projetées sur les murs et les objets qui ornent la pièce. Dans le contrechamp de la vision de ce qui occupe Marcel Proust (des images dessinées projetées sur les murs donc), les invités sont désormais parés de masques qui lissent les traits de leur visage. Ils sont alors transformés en figures d’un théâtre archaïque où les masques définissent les personnages. Les personnages, ce qu'ils incarnent, disparaissent littéralement, c'est la fin d'un monde. Proust, Ruiz, le cinéma et l’ancêtre de ce dernier, la Lanterne magique, abolissent toutes les frontières. Les murs de la pièce deviennent des éléments déambulatoires puisque les images qui s’y exposent anéantissent ce qui sépare l’ailleurs de l’ici et le passé du présent.

Avec Le temps retrouvé, Ruiz nous donne à voir comment Proust, dans La Recherche, s’accommode des théories bergsoniennes du temps. Il transpose par l’objet filmique ce qui distingue le temps universel du rapport subjectif de chacun à la durée des choses. Le temps retrouvé, le film, est en soi la concrétisation d’un territoire où cohabitent le passé et le présent. Curieux titre en fin de compte car le temps ne se retrouve pas. Le sentiment, l’idée et l’impression attestent de l’omniprésence de la mémoire et du souvenir donc d'un temps qui n'a pas besoin d’être retrouvé puisque ce qui fut demeure bel et bien présent.

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