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Dans le monde du manga, le nom de Tsutomu Nihei est des plus respectés. Ces dernières années ont vu sa renommée grandir un peu plus encore et un nouveau manga vient de sortir (Aposimz, la planète des marionnettes). Des séries et des films d’animation basés sur ses œuvres ont été produits et le Festival d’Angoulême 2019 a organisé une exposition en son honneur. À l’origine de ce succès d’estime, il y a une œuvre unique, sa toute première, actuellement en cours de réédition : BLAME !
Les premières œuvres d’un auteur sont toujours caution à présumer de ses aspirations premières et de ses influences à travers un style encore brut. Elles témoignent également du parcours de l’auteur dont elles sont inévitablement la conséquence, comme un exutoire à ce qui était contenu dans son inconscient. Lorsque Tsutomu Nihei termine ses études d’architecture, il part pour New York avec l’espoir d’une carrière florissante mais cela se soldera par un échec. De retour au Japon, il préfère tenter sa chance dans l’univers du manga et produit, en 1995, un One-Shot qui sera récompensé peu après. Son éditeur donne alors son assentiment pour en faire une série. BLAME! vient de naître.
Le monde de BLAME! fascine d’emblée les lecteurs y compris à l’international. Ils y suivent les péripéties de Killee, un homme taciturne à moitié machine qui erre à l’intérieur d’un monde mécanique infini et cauchemardesque : la Mégastructure. Le but de sa quête est de trouver un être humain en possession d’un Terminal Génétique dont les gènes sont encore purs. Cette quête a pour but de stopper l’expansion chaotique de la cité géante. Plongé dans ce labyrinthe à la fois titanesque et étouffant, il croise régulièrement des monstres mi-biologiques mi-robotiques qu’il anéantit à l’aide d’une arme surpuissante. Sa survie n’est pas l’enjeu. Ce qui compte, à l’image d’un récit mythologique, c’est le voyage. Raison pour laquelle l’auteur n’a que peu recours aux dialogues. Il préfère montrer des paysages surréalistes dans de grandes cases où la taille des personnages met en exergue la démesure du dédale dans lequel ils vagabondent.
L’univers de Tsutomu Nihei révèle ses influences cyberpunks venues principalement du courant littéraire américain des années 70-80. Inspiré par des récits comme Neuromancien de William Gibson ou Blade Runner de Philip K. Dick, l’auteur s’inscrit dans un certain courant japonais qui fait la part belle aux dystopies. BLAME! sort à peine quelques années après Akira et Ghost in the Shell. À l’image de ces œuvres, le monde de BLAME ! est sombre, oppressant et dominé par la technologie. La nature y semble remplacée par les immeubles géants et l’augmentation des populations humaines est exponentielle. Dans BLAME!, ces codes sont utilisés de manière démesurée. Le héros déambule dans une version anarchique et dégénérée de ce type d’univers déjà dépeints comme décadents. Les machines semblent toutes composées en partie d’éléments organiques pour former des créatures grotesques prêtes à tuer tout être humain repéré. Tsutomu Nihei se sert d’ailleurs avec justesse d’une des spécificités du manga, le noir et blanc, pour estomper la frontière entre l’animé et l’inanimé. Impossible de savoir si ce que l’on a sous les yeux est biologique ou artificiel. Est-ce de la chair ou du plastique ? Du sang ou de l’huile ? L’influence considérable de H.R. Giger et ses cauchemars bio-mécaniques est ici palpable.
Les autres influences notables de Tsutomu Nihei apparaissent dans la Mégastructure elle-même. Résultat sans doute de ses études d’architecture, la démesure et le chaos de la cité infinie ne sont pas sans rappeler le Metropolis de Fritz Lang ou Piranesi et ses Prisons imaginaires. Cette dernière inspiration n’est pas fortuite. Les personnages sont en effet comme prisonniers d’une ville sans fin. L’œil butte toujours sur une structure architecturale. On devine qu’au-delà du blanc de certaines images, il y a un autre mur qui se cache. Ce dédale ne semble offrir aucune sortie et peu de surface plane. On dirait presque que la Mégastructure et ses machines s’efforcent de remplir le vide avec des éléments à l’utilité inconnue tels que des tuyaux, des piliers, des câbles, etc. Brazil de Terry Gilliam n’est pas très loin non plus. Les décors sont aussi chargés et oppressants que les représentations de New York d’H.R. Giger. L’ordre mécanique et structuré étouffe et fait ainsi du vide un symbole de vie et de libération fidèle, en ce point, aux principes inspirés de la philosophie chinoise. En bonne œuvre cyberpunk, BLAME! fait de la technologie et de l’urbain une véritable prison pour l’âme.
BLAME! est actuellement réédité en grand format par Glénat. Habituellement, les mangas sont de petite taille, à peine plus grands qu’un livre de poche. Réimprimer une œuvre en grand format est généralement motif à l’utilisation d’un papier de meilleur qualité et un prix plus élevé. Mais ici, ce choix est également au service de l’œuvre. La contemplation étant au cœur de l’expérience de BLAME!, le grand format sublime la démesure des paysages, plus gigantesques que jamais. Le vertige est au rendez-vous. À travers cette première œuvre, Tsutomu Nihei a pu laisser libre cours à son imagination pour créer des structures impossibles que son imagination ne demandait qu’à voir jaillir. Tsutomu Nihei présente ainsi sa vision de la relation entre l’homme et la technologie, mais aussi le rapport qui existe entre l’individu et le Néant.
Crédit images : GlénatManga