L’œuvre de Jia Zhang-ke ne cesse de décliner les différentes formes de mutations (sociales, politiques ou économiques) que connaît la Chine contemporaine. Surtout, le cinéma de Jia Zhang-ke observe comment ces métamorphoses affectent la population. Après des films qui nous présentaient des individus sonnés, abasourdis par les refontes en profondeur de la société chinoise intimées par l'absorption d'une économie de marché proche d'une logique occidentale (The World, Still Life, 24 city) l’œuvre de Jia Zhang-ke a amorcé un tournant pour envisager une tendance comportementale encore impensable en Chine il y a 10 ans : la résistance de l'humain contre un ordre en marche (A touch of sin, Au-delà des montagnes). La Chine, nous dit aujourd'hui Jia Zhang-ke, devra composer avec de nouvelles attitudes sociétales. Les Chinois, désormais, refusent de se laisser broyer par un système qui ne veut pas d’eux. L’homme, en Chine, se met à combattre toute situation qui lui paraît injuste. C'est sous ces auspices que nous arrive Les éternels, son nouveau film, qui vient prolonger cette réflexion.
Les éternels est constitué de trois parties distinctes indexées sur trois époques différentes. D'abord, nous sommes en 2001. Qiao (Zhao Tao) est amoureuse de Bin (Liao Fan), le chef de la pègre de Datong. Alors que Bin est attaqué par une bande rivale, Qiao intervient pour sauver l'homme qu'elle aime. Elle prend une arme et tire plusieurs coups de feu. Débute alors la seconde partie du film lorsqu'elle est condamnée à cinq ans de prison. À sa sortie, Qiao part à la recherche de Bin et tente de le convaincre de reprendre le cours de leur vie commune. La dernière partie du film se déroule 10 ans plus tard, à Datong. Qiao est célibataire, elle a réussi sa vie en acceptant de rester fidèle aux valeurs de la pègre. Bin, usé par les épreuves, revient pour retrouver Qiao, la seule personne qu’il a jamais aimée…
Ce qui s’exprime avec force dans Les éternels, c’est le ressenti contrarié d'une population chinoise bercée d’illusions et avide de réussite. Chez Jia Zhang-ke, tous les espoirs de prospérité se manifestent par la promesse d’un ailleurs qui serait l'incarnation d’une vie meilleure. Mais la métaphore énoncée ainsi serait trop simple. Derrière l’existence d’un champ des possibles se dissimule toujours la réalité chinoise. C’est par l’exploration de ce qui nourrit une utopie que le réel qui en permet l’émergence se dessine avec précision. De ce point de vue, l’ailleurs n’a plus pour seule fonction que d’être un agent d’inégalités.
L’humain, pour concrétiser ses espérances, copie le seul modèle de félicité qu'il peut connaître, celui de l’état chinois. Il l’adapte à une situation locale pour se laisser envahir par l’illusion qu’il influe encore directement sur son existence et qu’il peut en définir les contours. Le leurre est total. Car les personnages ne parviennent, au mieux, qu'à « régner » sur ceux qui partagent avec eux un quotidien sans véritable perspective. Ils sont alors au sommet d’une micro-société qui n’intéresse que peu de monde. En procédant ainsi, les êtres décrits dans Les éternels deviennent acteurs d’un drame qu’il jouent sans comprendre le rôle qu’on leur assigne, celui d'une figuration que personne ne remarque et ne souhaite entendre.
Derrière ce constat pointent des critiques formulées à l’encontre de la Chine. C'est l'objet premier du cinéma de Jia Zhang-ke. Ces critiques ne portent pas directement sur le modèle économique importé en Chine mais plutôt sur l’idée que le pouvoir manipule les individus en les laissant imaginer que chacun pourrait profiter des bienfaits de la nouvelle Chine.
Les éternels se définit par des choix esthétiques qui, tous, visent à traduire et décrire la substance de la Chine contemporaine. Pour répondre à cette intention, le cinéaste utilise le plan séquence afin de contraindre le spectateur à faire l’expérience, via le film, de la vie chinoise. Le plan séquence, pour Jia Zhang-ke, réserve la promesse de pouvoir acclimater le spectateur à une temporalité singulière et à une matérialité de l’espace qui ne l’est pas moins.
Le cinéaste a fait, depuis longtemps, le constat que le collectif s’est effacé devant une forme d'individualisme. Désormais, tel un scientifique dans un laboratoire, Jia Zhang-ke se livre à une expérience unique qui consiste à étudier comment l’individu déploie des stratégies pour contourner les obstacles qui se présentent à lui. Les éternels se revendique autant du sociologique (mesurer les effets des mutations économiques sur l’individu) que de l’historique (comment ce phénomène s’intègre à l’évolution de la Chine) ou du scientifique (étude méthodique et rigoureuse des phénomènes de mutations). Le cinéma est un outil qui peut servir la connaissance. De ce fait, au cœur du cinéma de Jia Zhang-ke se trouve une idée qui peut se résumer par l’envie (ou le besoin) de donner à voir au spectateur ce qui lui est étranger, ce qu’il ne connaît pas des autres.
Les éternels s'équilibre à partir de la mise en place d’une dialectique qui réunit l’individu et le collectif. Autrefois distincts, les deux concepts se juxtaposent aujourd’hui puisqu’il existe désormais un point de convergence paradoxal entre eux : l’individualisme. L’idée est maintenant assimilée par les Chinois. Cela implique un réajustement dans le propos du cinéaste car les problématiques de Jia Zhang-ke ont légèrement dérivé. C'est aujourd'hui l'individu qui constitue le cœur de son dispositif filmique. La dialectique existe toujours mais, dans Les éternels, elle se développe différemment.
Les éternels est construit en trois temps : deux parties symétriques sont réunies par une partie intermédiaire qui sert d'axe médian au film. Les deux parties qui se répondent sont les deux composantes d’une dualité pourtant indissociable. Dans la première, un homme endosse la responsabilité de l’entreprise maffieuse alors que dans la partie qui lui répond, il sera remplacé par une femme, celle qu’il a aimée jadis. À l’évocation de ce fait scénaristique, on trouve une autre ramification de la dialectique première (individu/collectif) qui s’incarne à travers les figures du Yin (le féminin) et du Yang (le masculin). Cette maïeutique se manifestera tout au long du film par la présence de tendances chromatiques où domineront tour à tour, le vert (couleur associée au féminin) et le rouge (couleur associée au masculin).
On notera que ces dominantes chromatiques sont toujours parasitées par la présence de l’autre teinte. En soi, cette perméabilité des couleurs agit de deux manières sur Les éternels : elle annihile d’abord toute perspective d’avenir puisqu’elle sous-tend, surtout après la séparation des deux amants, que le futur ne peut s’envisager sans l’autre et, dans un second temps, elle annonce la réversibilité des faits.
Ce qui ruine les possibilités d’avenir des protagonistes trouve donc ses origines dans les dialectiques mises en place. Le réajustement d’échelle qui confère à la figure individuelle une sorte d’exemplarité se transforme en étude de cas qui, pour signifier l’ampleur de son incidence, se quantifie par la vastitude des modifications sociétales qui s'emparent de la Chine contemporaine.
La Chine, pour moderniser ses infrastructures et se positionner au centre de l’échiquier économique mondial, est à entendre comme un chantier sans fin. Mais pas n’importe quel chantier. Il s’agit ici, d’après ce que nous dit Jia Zhang-ke, de suivre une politique qui vise à raser ce qui a été afin de construire un pays nouveau qui ne tiendra plus compte de ce qui lui préexistait. Ces conditions, dans Les éternels, s’appliquent également aux humains. Quiconque ne se soumet pas aux principes de la Nouvelle Chine ou ne les pratique pas se soustrait automatiquement des nouvelles normes sociales. C’est parce que Qiao se souvient des rêves formulés avec Bin que son horizon ne pourra excéder les limites de Datong. L’ailleurs lui sera interdit.
Nous avons évoqué plus en amont l’importance du travail sur les chromatiques. Pour souligner l’inéluctable, Jia Zhang-ke se sert des puissances symboliques des couleurs. Ainsi, l'impossibilité de dévier du chemin tracé pour les protagonistes prendra corps dans une séquence superbe irradiée d’un jaune explicite. Le jaune, dans la pensée chinoise, est associé aux territoires du Nord en raison de la couleur du loess qui en constitue le sol. Dès que le jaune envahit l'espace filmique, nous savons que Qiao est condamnée à retourner dans sa région originelle. Les éternels prouve une nouvelle fois la défiance de Jia Zhang-ke vis-à-vis de l’individualisme qui s’est imposé dans la société chinoise. Le cinéaste ne voit dans ce principe que la perspective de la solitude, de l’isolement.
Dans Les éternels, la mise en scène s’accorde en tous points avec les intentions du cinéaste. Ce dont témoignent d'ailleurs les trois parties distinctes du film énoncées plus haut qui bénéficient, au regard de ce qu’elles exposent, d’un traitement formel différent.
Dans la première partie, les personnages sont le mouvement même du film. Ils en sont l’énergie créatrice puisqu’ils ne cessent de se projeter vers l’avenir. Les éternels est alors avare d'amples mouvements d’appareil sauf en de rares occasions. La caméra se refuse à épouser leur gesticulation pour ainsi créer une sorte de dichotomie entre les espoirs des personnages et ce qui finalement leur est autorisé. La caméra ne les accompagne pas, elle les observe s’épuiser dans une chorégraphie de l’inutile.
Les mouvements de caméra sont plus présents dans la partie qui constitue l’axe symétrique du film. Là, il est alors question de souligner combien les attitudes, les trajectoires des personnages restent sans effet sur ce que la réalité chinoise leur réserve.
Enfin, inversement à ce qui se déroule dans la première partie du film, alors qu’ils se sont résignés, la caméra effectuera de multiples mouvements comme pour souligner avec plus de vigueur l’inaptitude des protagonistes à intégrer la logique d’un monde qui se refuse à eux. La Chine laisse à quai (ferroviaire ou fluvial) nombre des êtres qui la constituent. Alors, puisqu'ils ont été abandonnés, la caméra les accompagne. La caméra est ce qui leur reste, la caméra est ce qui garde trace de leur existence, la preuve qu'un système détruit ceux qui s'activent pour le faire fonctionner.
Crédit photographique : ©2018 Xstream Pictures (Beijing) - MK Productions - ARTE France Cinéma / © Ad Vitam