Splitscreen-review Une leçon clinique à la Salpêtrière est un tableau, 1887 de Pierre Aristide André Brouillet.

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Freud et les images

Publié par - 25 mars 2019

Catégorie(s): Expositions / Festivals

Comme l’a suggéré Jean Clair, commissaire de l’exposition automnale consacrée à Sigmund Freud au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris, chez l’inventeur de la psychanalyse, c’est l’écoute qui prime sur le regard : Du regard à l’écoute, tel en était l’intitulé. Le praticien est placé derrière le patient, il écoute une voix plus qu’il ne voit une personne, le patient peut même fermer les yeux et rien ne viendra perturber cette relation. Juste une présence et des paroles échangées lors de l’analyse. Et les images dans tout ça ? Qu’en est-il des arts visuels chez le père de la psychanalyse ?

Des images absentes, au mieux brouillées ?

Paradoxal Sigmund Freud. Désintéressé au plus haut point par les mouvements picturaux de son époque, ceux de la dite Belle Époque à Vienne. Pourtant cette modernité a pour noms Gustav Klimt, Oskar Kokoschka et surtout Egon Schiele. Des visions de solitude, des violences latentes difficilement contenues dans l’intérieur des hommes et qui sourdent, affleurent à la surface de la peau, en troublant la texture, en déformant même les membres, rendant saillants os et muscles. Toutes ces pulsions de mort, sexuelles retenues pour un temps chez Schiele, qu’on a parfois du mal à regarder longtemps, tant le malaise devient opérant en nous. Et bien non ! Sigmund Freud n’y prête pas attention. Alors qu’il fait partie de la bourgeoisie viennoise au tournant des XIXème et XXème siècles, lui qui doit afficher un paraître, faire bonne figure dans cette société toute corsetée, contrainte par des codes de bonne conduite, tout ce vernis à préserver vaille que vaille, il y aurait de quoi dire, une sacrée matière à exploiter ! Mais non, Sigmund Freud s’en désintéresse. Il n’écrira pas sur les peintres de son temps, ignorera le mouvement expressionniste alors que les thèmes de leurs tableaux rentrent en une résonance particulière avec le fondateur de la psychanalyse. Freud ferme les yeux (seule une œuvre de Félicien Rops fera exception). C’est le passé qui l’intéresse, pas le présent.

Chercher une vérité, celle des hommes, la commune. Alors se faire archéologue. Oui comme un archéologue Sigmund Freud. Ce seront les mythes anciens, ceux qui disent sur l’homme, au mieux sa nature primaire ; au plus probable ses troubles profonds. Dans son livre fondateur paru en 1899, L’interprétation des rêves, Sigmund Freud cite un vers du livre VII de L’Enéide de Virgile : « Si je ne peux fléchir les dieux d’en haut, je ferai bouger l’Achéron». C’est la déesse romaine Junon, la femme de Jupiter qui s’exprime. Elle est en train de maudire Énée en lui promettant le fleuve des enfers pour barrer sa route. Énée est un héros, fils d’un mortel, Anchise, et de la déesse Vénus. Un héros de la ville de Troie qui échappe au désastre d’une guerre opposant les Grecs aux Troyens. Les Grecs se sont emparés de Troie suite au rapt d’Hélène par Pâris. Homère l’a raconté bien avant dans L’Iliade et l’Odyssée au VIIIème siècle avant J.C.. Bien plus tard l’empereur Auguste demandera à un homme de lettres, Virgile, d’ancrer l’histoire romaine dans la grande histoire grecque. Le but ? Consacrer le prestige et les valeurs d’un empire romain naissant en le rattachant au monde grec puisque Énée fuira Troie et s’attachera à fonder une nouvelle ville dans le Latium proche de Rome.

L’œuvre plaît à Sigmund Freud parce que les vers exposent à maintes reprises l’importance des rêves. L’inventeur de la psychanalyse aime le passé, il pense que les rêves sont l’accomplissement de faits passés refoulés que seule la parole libère. Les rêves parlent donc de notre passé. Les auteurs anciens, ceux qui en font l’exégèse, eux, considèrent que les rêves en grande partie parlent du futur : ils ne sont que l’accomplissement de récits qui ont une portée divinatoire, c’est ce qui va se passer. Les Anciens regardent devant, Freud regarde derrière.

Une lithographie au trait et au crayon du peintre Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, intitulée L’ombre d’Hector apparaît à Énée et datée de 1825, est conservée au musée des Beaux-Arts de Lyon. Elle montre le héros troyen nu, à demi somnolant sur un lit, les armes au sol, bouclier, glaive et casque. Hector apparaît armé dans une posture oblique portée par une nuée, les pieds noués à l’anneau d’une porte à terre, prêt à s’élever dans le ciel. Il lève le bras droit pour lui intimer de fuir la ville. C’est que Troie est actuellement en proie aux incendies, elle apparaît en haut et à droite dans un encart. Trois statues protectrices de la ville sont remises à Énée. C’est un rêve et Énée n’en fera rien sur le moment. Une fois réveillé, Énée poursuivra vaillamment le combat avec ses compagnons, mais la prédiction le rattrapera et il se décidera finalement à partir avec quelques membres de sa famille et des guerriers. C’est sa mère Vénus qui le convaincra.

Donc le sens est plus fort que l’esthétique, plus fort que l’émotion ou le sensuel chez Sigmund Freud. Le sens est porteur d’une vérité et c’est ce qu’il recherche. Un archéologue fasciné par le passé. Un mouvement vertical qui nous entraîne vers le bas, l’en-dessous, au plus près des réminiscences, l’endroit de la gestation des souffrances, du refoulé. Dans la Vienne de la Belle Époque et après, à la Berggasse 19, Freud possédait dans son appartement un cabinet et un bureau où environ 3000 statues antiques se côtoyaient. De petits objets porteurs de sens, de vérités manifestes pour son propriétaire. Ses patients les voyaient à un moment de leur analyse ; allongés ensuite, alors seule la parole importait. Vraiment fasciné par l’Antiquité et la sculpture, Sigmund Freud.

Alors retournons au musée des Beaux-Arts de Lyon dans le monde de Girodet de Roussy-Trioson, ce monde de l’Antique et de ses mythes qui fascinent et irriguent la pensée et les découvertes de Freud. Toutes ces lithographies mettant en images L’Enéide ont été publiées après la mort du peintre par ses élèves en hommage à leur maître. Bien que Girodet et Freud aient vécu à des périodes différentes, les deux sont attirés par les mythes. L’un les met en représentation et peut s’éloigner dans son interprétation des textes, l’autre en extrait des vérités pour dire le monde, pour parler de l’homme en ce qu’il a de plus fondamental. Les deux apprécient aussi la Renaissance italienne et notamment les sculptures de Michel-Ange. Girodet donnera des conférences sur ce peintre et sculpteur si torturé. Freud est fasciné par l’une de ses œuvres majeures, la sculpture de son Moïse exposée dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens à Rome. Il décrira et interprétera cette statue sans faire de liens manifestes entre une œuvre et la vie de Michel-Ange. Il aurait pu écrire sur cet artiste en proie à des obsessions de perfection esthétique, aux penchants homosexuels réfrénés par sa quête d’absolu dans l’art. Il l’a bien fait pour Léonard de Vinci en 1910 avec Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Ouvrage dans lequel il explique la sublimation du peintre florentin par les arts. Cette tentative de s’extirper de ses troubles, d’un souvenir d’enfance traumatisant qui le poussera vers une recherche esthétique plus aboutie. Donc l’art plus fort qui permettrait de juguler le refoulé, de le maintenir dans une position acceptable pour la société, c’est ce qu’il appelle la sublimation. Freud s’appuiera sur le tableau peint par Vinci et exposé au Louvre, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, pour expliquer ce trouble lié à une libido dévoyée. Bien que sujette à forte caution, il donne une interprétation sexuelle au souvenir de la queue d’un vautour caressant la bouche du jeune Vinci. Cette analyse d’un souvenir d’enfance par Freud montre qu’il n’est pas réfractaire aux images. Mais ce qu’il veut, c’est avant tout dévoiler ce que les images cachent.

Dans la lithographie Énée sort des Enfers de Girodet de Roussy-Trioson, conservée au musée des Beaux-Arts de Lyon, le héros troyen est poursuivi par de biens étranges songes. Après moult péripéties, notre héros vêtu et casqué apparaît pensif, comme en retrait alors qu’il est descendu aux Enfers pour retrouver l’ombre de son père défunt et lui demander conseil parce qu’il a besoin de ses ancêtres pour poursuivre son périple en mer Méditerranée qui doit l’amener sur les rives du Latium en Italie. Énée connaîtra alors sa descendance, celle des futurs fondateurs de Rome, Rémus et Romulus. Il est accompagné d’une sibylle qui lui ouvre le chemin pour sortir des Enfers. Une porte grande ouverte maintenue par deux anges laisse s’échapper une masse grouillante de personnages difformes, à oreilles d’âne, des gnomes pris de convulsions. Mais aussi des soldats armés, vaincus aux yeux bandés, d’une sirène aux ailes en forme de têtes de poisson déformées. Mais encore une chouette au-devant du cortège, dans le haut de la gravure. Le tout est enveloppé dans un drap tenu délicatement par les mains d’une nymphe. Ce sont des songes envoyés par les Enfers, plus précisément l’illusion de ces songes. Pour les Anciens, la prédiction de malheurs à venir et à combattre pour Énée, la route sera encore longue. La déesse Junon toujours opposée à son projet de fonder une nouvelle capitale dans le Latium. Pour Sigmund Freud, la nécessité pour chaque homme de sonder son passé, pour en extraire les fêlures, briser les silences par la parole et chercher à se reconstruire grâce au travail d’analyse, à cette nouvelle discipline qu’il vient de fonder.

Les deux lithographies sont en réserve au musée des Beaux-Arts de Lyon. Elles ne sont donc pas visibles. Comme toutes les gravures, elles supportent mal la lumière, c’est la pénombre qui leur sied. Exposées, il faudrait alors du temps pour les approcher et puis même qu’on ne les aurait pas vues, qu’on serait passé à côté ; à coup sûr. Leur taille les prédispose à la discrétion, environ quarante centimètres de hauteur sur une cinquantaine. Ce qui n’aurait pas déplu à Sigmund Freud, lui qui recherche le sens plus que l’émotion dans les œuvres d’art.

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