Splitscreen-review Image de Samouni road de Stefano Savona

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Samouni Road - Jour2Fête

Publié par - 3 avril 2019

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Stefano Savona, archéologue de formation, s'est révélé avec le passionnant Tahrir, place de la libération réalisé en 2011. En 2018 est sorti Samouni Road, son second film, qui a connu une gestation longue et délicate en raison des techniques utilisées dans le montage final. Samouni road oscille entre images documentaires et deux formes d’images d’animation. Le film se déroule dans la périphérie rurale de la ville de Gaza. La famille Samouni s’apprête à célébrer un mariage. C'est la première fête organisée ici depuis les derniers combats qui ont frappé la région. Amal, Fouad, leurs frères et leurs cousins ont perdu leurs parents, leurs maisons et leurs oliviers lors d’un raid mené par l’armée israélienne. Le quartier où ils habitent est en reconstruction. D'ailleurs, eux aussi doivent se reconstruire et cela commence par leur propre mémoire. Au fil de leurs souvenirs, Samouni Road dresse un portrait de cette famille avant, pendant et après l’événement qui a changé leur vie.

L’association de prises de vue directes et d'images d’animation fut, il n’y a pas si longtemps encore, une manière nouvelle d’expérimenter les différents niveaux de subjectivité qui habitent le documentaire. Ce dispositif revêt aujourd'hui presque une forme d’évidence dès lors que l’on approche des questions traumatiques en tous genres. Le procédé a fini par devenir une figure de rhétorique qui ne s’accommode pourtant pas toujours du propos. C’est que la démarche comporte quelques pièges qu’il faut savoir contourner au risque de sombrer dans un maniérisme déplacé.

Splitscreen-review Image de Samouni road de Stefano Savona

Rassurons-nous, Stefano Savona, on s’en doutait, s’en sort avec brio. L’écueil principal du film a été écarté : le sujet ne vampirise jamais l’œuvre et cette dernière évite de tendre vers le reportage. Le film, dès son ouverture, concentre son propos sur Amal, une petite fille. Samouni Road se choisit donc un personnage principal. À moins que ce ne soit l’inverse car, aux dires de Savona, Amal se serait imposée comme une évidence lors de leur rencontre et à la lecture des images tournées en sa compagnie. On veut bien le croire. Amal, survivante de l’opération « Plomb durci », est donc la présence nécessaire au film pour qu’il ne dévie pas de son chemin. Physiquement, Amal nous guide à travers le paysage dévasté du village qui conserve cependant, dès que l’on y regarde de près, quelques traces d'une vie antérieure. La caméra suit Amal et sa déambulation superpose deux trajectoires. L’une, physique, qui consiste à redéfinir l’espace topographique du village, nous l’avons dit, et l’autre, psychique, qui nous donne à partager l’effort de reconstitution auquel se livre la petite fille.

Dans Samouni Road, Stefano Savona a su adapter son propos, les temps de son récit et la forme du film au cheminement de la petite fille. Samouni Road s’ouvre avec un plan sur Amal, assise dans un espace qu’il est dans un premier temps difficile de définir avec exactitude. Une maison ou ce qu’il en reste ? Un hangar ? Une remise ? Une cabane ? Peu importe. Amal habite l’espace. Elle le remplit. L’espace est à elle et, par la même occasion, le cadre filmique également. Savona la filme ici en plan moyen pour l’inscrire dans une somme de données objectives qui définissent aussi la petite fille qu’est Amal. Elle est, au regard de l’espace, une figure de l’incertitude. Elle fait partie du paysage, elle est le paysage et elle devient le film. L’image est magistrale. Amal semble, dans un premier temps, ne pas se souvenir ou ne pas vouloir se souvenir. Elle nous dit ne pas savoir comment raconter son histoire. Les événements, encore vivaces, sont trop lourds, trop douloureux. Elle sort et nous avec elle. Amal, à l’extérieur, par le geste et la voix se livre à une étrange chorégraphie qui vise à redonner vie au village et à tout ce qui le composait. Un sycomore qu’elle réinvente, une rue, de l’ombre et des êtres encore vivants qui profitent de la fraîcheur du sycomore. L’arbre n’est plus mais l’histoire existe encore.

Retour dans l’espace clos. Les plans se resserrent. Plan rapproché. Amal semble absorbée par ce qu’elle manipule au sol. Insert sur sa gestuelle. Retour sur son visage. Nous observons ce qui se traduit par ses expressions. L’émotion et le psychisme cohabitent dans le plan. Petit à petit le passé resurgit. Ou plutôt non, il n’est pas question du passé mais des souvenirs qu’Amal en garde. Gros plan. Il s’agit d’observer maintenant comment le souvenir s’accompagne de douleurs. La souffrance est ravivée. L’épreuve est terrible. Il faut se rappeler qui on est et d’où l’on vient car cela conditionne inévitablement où l’on ira. Inconsciemment, Amal le sait. Il faut se rappeler, il faut dire, il faut raconter et tenter de contrecarrer l’œuvre du temps et de l’oubli. Il ne faut pas laisser ce dernier gagner aussi aisément, ne pas le laisser gommer une part de l’identité qui est celle d’Amal. Alors Amal commence à se confier. Mais ce qu’elle exprime n'est plus visible. Sa douleur relève de l’inexprimable. Le gros plan se prolonge. Le passé ne peut se reconstruire mais on peut en préserver quelques vestiges. Amal devient un sanctuaire. Elle est une mémoire. Pour nous, pour le film aussi, donc pour elle, Amal se transforme. Sous nos yeux, elle se laisse glisser dans une introspection inattendue. Amal se recouvre les yeux avec le bandeau qui maintenait sa chevelure. En même temps que ses cheveux, sa pensée se libère.

Splitscreen-review Image de Samouni road de Stefano Savona

Les images qui nous manquent de la Tragédie (et qui manqueront toujours) nous parviennent alors par l’intermédiaire d’Amal qui, depuis la cécité où elle s’est plongée volontairement, dessine l’indicible. Amal transforme Samouni Road en "camera obscura". Nous assistons à la projection de scènes qui précèdent le carnage. Le film prend ainsi une nouvelle tournure. Samouni Road se transfigure littéralement sous nos yeux par l’intermédiaire d’une séquence d’animation. Le choix ici de l'animation est pertinent car il répond à une question simple : comment rendre intelligible une situation qui, par définition, ne peut l’être par ceux qui n’ont pas vécu les moments décrits dans la séquence ? On peut comprendre la douleur qui assaille Amal mais l’acte qui en est la cause demeure mystérieux puisque invisible. C’est là le paradoxe de l’image : elle a beau s’associer au réel, l’image ne peut en restituer qu’un fragment. On trouve là deux problématiques étroitement liées. Les images documentaires ne sont que des fragments du réel et ces bribes de réalité appartiennent à la subjectivité de celui qui a enregistré les images.

C’est pour contourner cette problématique que Stefano Savona insère un premier contrechamp filmique. Les images d’animation qui restituent ce que la mémoire d’Amal a conservé du passé sont aussi, pour nous spectateurs, les images que nous ne verrons jamais d’un drame. En donnant une substance imagée aux souvenirs d’Amal, Savona métamorphose le drame en Tragédie. Le massacre des Samouni nous touche tous. En tout cas, il devrait. Stefano Savona, de cette manière, nous rappelle qu’une tragédie, c’est aussi et avant tout des histoires intimes qui se brisent, des histoires de famille réduites en cendres, de l’amitié qui disparaît, de l’amour détruit, des destins broyés.

Un autre contrechamp est introduit par la question liée aux deux techniques d'animation utilisées dans Samouni road. La première, celle qui correspond aux réminiscences de la mémoire d’Amal, est remarquablement bien adaptée à la situation. La mémoire, on le sait, a tendance à s’éroder et tend à recouvrir d’événements récents les souvenirs plus anciens. Des strates temporelles s'amoncellent sur d’autres et il appartient à celui qui décide de fouiller dans son passé de soulever, d’enlever, de déplacer les nappes de mémoire les plus récentes pour accéder aux souvenirs plus lointains. La technique utilisée pour cette partie du film est particulière. Il s’agit d’une image en noir et blanc obtenue en grattant du papier enduit de pastel noir. C’est donc en éliminant méthodiquement et avec patience de fines couches du pastel noir que des formes et des volumes apparaissent. Le phénomène soustractif à l’œuvre essentialise les figures qui composent l’image en même temps qu’il répond à une logique humaine implacable : c’est de ces images-là qu’Amal aura besoin pour savoir où aller.

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L’autre technique d'animation utilisée dans Samouni road concerne des images qui adoptent le point de vue de l'armée israélienne. Ces images ressemblent à celles, déréalisées, que les pilotes de drones visionnent lorsqu’ils sont aux commandes de leur machine. Par extension, ce qui est à l’œuvre dans cette esthétique rejoint ce que l’on peut observer dans certains jeux vidéo de simulation. Dans le jeu, c’est parce que je sais que cette image est fausse que je suis exonéré d’une responsabilité fondamentale quant à mon rapport à l’autre.

Or, dans le quotidien d’un conflit guerrier, il en est tout autre. Ce type d’images participe d’une déculpabilisation de l’utilisateur/pilote. Enfin pas toujours. On sait aujourd’hui que les effets post-traumatiques d’une guerre touchent également des individus qui n’ont pas été physiquement au contact de l’ennemi. Logique. Dans Samouni road, il y a une scène fondamentale qu’il faudrait ériger en modèle de Morale dans tous les pays du monde. Le pilote d’un drone reçoit l’ordre de lâcher une bombe sur des individus réduits, sur son écran, à de simples silhouettes. Parmi celles-ci, l'opérateur distingue des personnes plus petites, plus frêles, plus fragiles. Le pilote en déduit qu’il s‘agit d’une population civile. Malgré les ordres, il refuse de tirer. En 30 secondes, le film de Stefano Savona vient d’anéantir un siècle d’excuses fallacieuses. L'ordre a été donné, on l’a exécuté mais on n'est pas coupable clament les bourreaux lorsqu'ils répondent de leurs crimes devant des juges. Il est aussi possible de refuser. Ce soldat l'a fait, lui.

D’après l’enquête menée par l’armée israélienne pour déterminer les responsabilités de chacun lors de l’opération "Plomb durci" (massacre de populations civiles dans la banlieue de Gaza), au moins un homme, un soldat, a refusé d’obéir. Il a dit : "non". Il a décidé de ne pas collaborer, de ne pas être un monstre. La situation est bouleversante : au milieu de cet inextricable conflit, un homme a véritablement placé la vie au-dessus de tous les intérêts de l’institution étatique pour laquelle il travaille. Savona le filme et il évite ainsi tout manichéisme. Par cet acte artistique et politique, Savona hisse son cinéma à hauteur de cette petite fille et de ce soldat israélien. C’est-à-dire très haut.

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Pour ce qui est des suppléments, le DVD édité par Jour2fête nous propose un entretien passionnant avec Stefano Savona. Le cinéaste s'attarde sur le processus de réalisation du film ainsi que sur les rapports qu'il entretient avec la communauté touchée par le drame. Le cinéaste en profite aussi pour expliciter ses choix esthétiques quant aux séquences d'animation. Précieux et riche.

Un deuxième module est consacré, lui, aux techniques d'animations pensées par Simone Massi et Stefano Savona. C'est court mais essentiel. Nous est offerte ici la possibilité de se figurer la somme de travail nécessaire pour obtenir le résultat que l'on voit dans le film. Passionnant.

Crédits photographiques : ©Jour2Fête

 

Suppléments :
Interview de Stefano Savona (20min)
Making of de l'animation (4 min)

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