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L'artiste et les rappeurs
Publié par Gilbert Babolat - 8 avril 2019
Catégorie(s): Expositions / Festivals
En ce début d’année, l’artiste brésilien Alexandre Maxwell en résidence à Lyon pendant un mois a carte blanche pour exposer sur tout un niveau du musée. Sa monographie s’intitule Pardo é Papel, « Brun est le papier ». Le volume du deuxième étage du Musée d’Art Contemporain de Lyon est scandé par de grandes surfaces verticales de papier brun peint, un papier kraft. Suspendues au plafond, de taille homogène, 3,20 mètres de hauteur sur 4,76 mètres de largeur, ne touchant pas le sol, elles ne confinent pas le visiteur : à tout moment notre regard peut se porter ailleurs. Elles permettent aussi de passer d’un espace à un autre avec une grande facilité grâce à des ouvertures larges. C’est donc fluide. Trois espaces sont matérialisés par ces œuvres. L’un retient de prime abord notre attention tant il est saturé de couleurs presque criardes. C’est l’espace le plus resserré, moins par la surface que par la sensation d’oppression provoquée par la couleur rouge dominante. Les rouges des œuvres s’affichent au mur et sur un côté pour trois d’entre elles, tandis qu’une autre toile, la plus grande, aux tonalités sombres faites de vert foncé et de noir ferme l’espace sur son côté opposé. À l’intérieur, s’asseoir et observer.
Un amoncellement de formes, de personnages et d’objets. Un étagement qui n’est pas sans rappeler celui de l’habitat des photos de favelas, celles en particulier de Rocinha à Rio de Janeiro dont est originaire le plasticien Alexandre Maxwell. L’artiste travaille et vit toujours dans le plus grand des bidonvilles de la métropole brésilienne. Il faut imaginer le plasticien se déplacer en rollers dans la favela et son plaisir à en explorer les endroits les plus reculés. Pendant dix ans il a arpenté ce lieu avec ce moyen de locomotion, il en a même fait sa profession un temps. Rapidité et facilité à se mouvoir de haut en bas et un peu moins, peut-on penser, de bas en haut à travers ce lacis de ruelles. Un sentiment de vitesse qui, dans un premier temps, l’avait poussé à s’orienter vers l’abstraction en peinture tant il voulait reproduire la sensation de fluidité par des courbes et des lignes droites (celles qu’il réalisait pendant son trajet) et que, mentalement, il redessinait. Le projet achoppe, il choisit de se former au design et en 2016 il est diplômé d’une université de Rio. Il expose alors ses premières toiles dans un complexe sportif de Rocinha. Les thèmes sociétaux y sont légion, ils sont la matrice de son œuvre. Les aspects les plus connus et médiatisés ne sont pas les plus prédominants chez le plasticien, comme les rapports conflictuels avec la police, le trafic de stupéfiants, tout l’aspect criminel et anxiogène véhiculé par certains médias. Les meurtres ne sont pas épargnés mais ils sont rares dans l’exposition lyonnaise. Ainsi ce marquage rouge au sol d’un corps côtoyant une arme près d’un couple à l’air branché, mâchant du chewing-gum et faisant des bulles dans Milliardaire solitaire. Pour l’observer, il faudra sortir de cet espace. L’œuvre se trouve près de la sortie de l’exposition.
Mais restons dans le premier espace. C’est surtout l’attrait pour les marques et la consommation qui reviennent très souvent dans l’exposition lyonnaise. Marques et surconsommation, les emblèmes du système productiviste actuel et mode de vie désiré par le plus grand nombre même et surtout par les milieux les plus défavorisés qui eux aussi veulent promouvoir des objets de consommation courante. L’artiste en sacralise même la portée en figurant dans La glorieuse victoire la marque de boisson chocolatée Toddynho et la marque de produits lactés Danonino, toutes deux représentées par leur mascotte respective : une brique à figure humaine rigolarde et un dinosaure vert encadrant une figure christique. Les deux baisent les mains d’un homme. En haut à droite, la croix est figurée par une paille bicolore. La paille est ce qui semble relier les hommes, donner du sens à la vie. Elle intervient dans d’autres toiles. C’est plus qu’un marqueur social. Par les objets qu’elle relie, elle en fait des images emblématiques, elle les révèle à leur nouveau statut icônique. Oui comme de véritables icônes. Icône, voilà le maître mot de l’exposition.
Quand on sort de cet espace, c’est le brun du papier kraft qui attire. Les œuvres les moins colorées et celles aux couleurs peu nombreuses. On se dirige vers les toiles plus sobres. Deux nous interpellent à plus d’un titre. Elles ont le même titre, Nouveau Pouvoir. Les deux traitent de la mise en abîme et même d’un emboîtement de mises en abîme qui fonctionne parfaitement. Elles questionnent aussi le concept du cube blanc comme lieu privilégié pour les expositions d’art contemporain depuis quatre décennies.
Alors sortons du premier espace pour nous retrouver côté ascenseur. La première œuvre en question se situe dans l’angle d’un mur, celui qui donne dans son prolongement sur le parc de la Tête d’Or : la disposition n’est évidemment pas gratuite. On voit un personnage qui regarde un grand rectangle de papier brun entouré d’un liseré de couleur blanche. Celui-ci représente the white cube, le cube blanc, concept développé par l’artiste et critique d’art d’origine irlandaise Brian O’Doherty dans Inside the white cube. The ideology of the galery space, recueil d’essais parus entre 1976 et 1981. Il explique et critique l’apparition de cubes aux parois blanches comme espace de présentation des œuvres d’art contemporain par les musées actuels. Un espace qui par sa forme et sa couleur prétend exclure tout parasitage extérieur, interférences nuisibles à la concentration du visiteur. Un cube blanc pour favoriser toute l’attention sur l’œuvre. Un lieu donc aseptisé qui rendrait l’œuvre autonome, qui la ramènerait à ce qu’elle est, à son essence.
Quand nous sommes rentrés dans la salle, nous n’avons même pas réfléchi si nous avions pris la peine d’imiter la femme prise en photo et qui apparaît sur le visuel, une visiteuse. Nous l’avons fait à coup sûr sans nous en rendre compte. Nous sommes la visiteuse représentée de dos, décentrée, les mains sur les hanches et le visage levé en direction de l’œuvre. Elle mime. Une mise en abîme simple qui n’en demeure pas moins opérante et significative de la démarche artistique du plasticien. De dos, forcément aucun trait sur le visage du personnage n’est visible. Seule la posture importe ainsi que les couleurs. La gestuelle fait sens, son extériorité seule. Par leur tonalité, la blondeur de la chevelure (une chevelure décolorée) et la couleur du vêtement, le jaune, font écho au brun du papier. Le titre Nouveau pouvoir suggère la possibilité pour la population afro-brésilienne, notamment celle de Rocinha, de s’approprier une œuvre en apportant une vision personnelle, celle de la communauté noire brésilienne qui a autant à dire sur l’art que les communautés non noires. La couleur brune du papier le signifie et fait sens, elle crée du sens. Comme un transfert de sens.
C’est une œuvre générique. Le propos se fait plus précis avec le même intitulé pour la seconde toile, juste à côté, sur la gauche. Bien plus grande, près de 9 mètres sur 4,60 mètres. Elle met le cube blanc au cœur de la toile et non plus en marge. Le cube est l’œuvre. Un blanc omniprésent qui recouvre à l’origine un papier toujours brun. Mais un cube blanc parasité. Si l’absence de références artistiques et historiques caractérisaient l’œuvre précédente, ce n’est plus le cas avec la présence d’un couple de chanteurs rappeurs tendance R&B, devenus des icônes de la planète musicale. Il s’agit de la chanteuse Beyoncé et du chanteur Jay-Z. La représentation des deux fait écho à un clip tourné dans les salles du musée du Louvre durant deux nuits de mai et juin 2018. Extrait de l’album Everything is love, la chanson s’intitule Apetshit. Le clip dure un peu plus de 6 minutes et a été visionné plus de 165 millions de fois à ce jour. Costumes, accessoires, postures sont conservés sur la toile par Alexandre Maxwell, seule la chevelure noire de Jay-Z est devenue blonde. Le demi-cercle de bois protecteur est seulement grisé, il met à distance l’icône du Louvre, certainement le tableau le plus connu au monde, La Joconde, derrière le couple star de la scène musicale planétaire. Un cadre doré et un papier brun : voilà La Joconde. La dite protection sert d’appui aux deux rappeurs américains. Le couple nous fait face et tourne donc le dos à Mona Lisa. Aucune expression sur les visages. Aucun sentiment, aucun jugement de valeur. Là aussi, c’est la posture qui prime. C’est une mise en abîme d’icônes. Dans le clip, des toiles et sculptures emblématiques du Louvre défilent. Ainsi Le radeau de la Méduse de Théodore Géricault et sa composition pyramidale. Un noir agite une chemise blanche, les rescapés ne devront leur salut qu’à son geste. Les symboles sont forts. Tout comme la chorégraphie de danseuses noires devant le tableau du Sacre de Napoléon Ier et couronnement de l’impératrice Joséphine dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 2 décembre 1804 de Jacques-Louis David. Célébration d’une réussite aussi pour ce couple d’artistes. Le pouvoir est bien nouveau.
Sur le visuel, un autre couple regarde à l’extérieur et ce sont des visiteurs. La réussite de l’œuvre tient aussi à ces autres personnages, donc à nous, le public. C’est tout l’intérêt de la toile. Trois ouvertures donnent sur l’extérieur et amènent de la lumière. Elles mettent à mal le principe de neutralité du cube blanc puisque des interférences viennent parasiter notre lecture de la toile, par l’immixtion du dehors dans le dedans. Ces intrusions ne font qu’ouvrir le champ spatial et historique de la toile. Nous en sommes les pivots. Par notre regard comme celui de ce couple anonyme figurant sur le visuel qui contemple le parc de la Tête d’or, c’est désormais une projection sur l’ailleurs qui s’établit. Différentes en fonction des lieux d’exposition, ces intrusions rappellent qu’une œuvre n’est jamais indifférente à la dimension temporelle et spatiale. Présent, passé et avenir s’y côtoient. Chacun d’entre nous, chaque visiteur apporte de son histoire, de ses connaissances ; un peu, beaucoup ou pas. Hormis le couple de rappeurs, sept autres personnages figurent sur la toile. À quelques centimètres de l’ouverture, un rectangle brun de même taille et un petit personnage vêtu de blanc, main au dos, regarde. Ouverture et rectangle brun forment alors un binôme, deviennent "synchros" dès que la place est occupée. C’est comme une invitation à participer. Sur la toile, les barrières générationnelles s’effacent. Un trio d’enfants accompagné d’un adulte est représenté sur le haut et à gauche. L’un se retourne et nous regarde, c’est le geste seul qui fait sens, celui de nous intimer à le suivre. La deuxième ouverture lumineuse s’offre au regard d’un couple d’adultes. Ils doivent lever la tête parce que placée bien haut. Au même niveau que le couple de rappeurs stars, quatre minces rectangles bruns et une ouverture, la dernière, de même taille comme une incision, un coin. Un début, quelque chose qui écorne, ce par quoi tout a commencé, a dû commencer. C’est une prise de conscience. Nous faire prendre conscience de la pluralité des projections mentales sur les œuvres et de leur appropriation par le public. Plus globalement une pluralité d’interprétations des choses et du monde. Et peu importe l’âge, la culture, la réussite professionnelle, la célébrité ou l’anonymat. Les interférences sont là. Leur mise à niveau réelle, sans échelle de valeur.
À ce titre, dans le clip final de Beyoncé et Jay-Z, Apetshit, les deux stars côte à côte se regardent, se retournent et, d’un commun accord, contemplent La Joconde. Un retour sur le passé. À leur tour, elles sont pivots.
Crédits photographiques : MAC Lyon©Blaise Adilon