Splitscreen-review Celsian Langlois - Nulle part ailleurs

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Nulle part à la fois

Publié par - 29 mai 2019

Catégorie(s): Expositions / Festivals

Dans le quatrième épisode Storytelling du M.A.C. de Lyon, même si le plasticien Celsian Langlois n'a pas pu poser de questions à Sara Bichão, il poursuit le fil conducteur initié par Chourouk Hriech, la première artiste invitée. Le concept de déterritorialisation est amené cette fois-ci à son terme, à l'une de ses formes les plus irréductibles dans son installation nommée Nulle part à la fois. Un objet très peu transformé, composé, devrait-on dire, est exposé dans la quatrième salle du musée. Le geste rappelle celui du précurseur en la matière, Marcel Duchamp à une différence près. Le père du ready-made expose un objet manufacturé tel quel comme un porte-bouteilles acheté dans un magasin et signé ou en en modifiant la position comme avec Fountain, un urinoir renversé signé R. Mutt. Celsian Langlois compose un mobilier, il choisit en ce sens : il transforme davantage. Il prend un plan de travail de cuisine sur lequel il pose un réchaud et encastre deux bacs en inox à côté. Un même rituel est observé tous les matins. Un cuisinier prépare douze œufs marbrés cuits durs dans un bain de thé. Ils sont déposés par groupe de six dans un plat métallique et maintenus à une même température grâce au réchaud puis le bac vide sert à déposer les coquilles et le bac rempli d'eau à se laver les doigts. Sur le bord du plan de travail un rouleau d'essuie-tout pour se sécher. Comme vous l'avez deviné, libre au visiteur de consommer ou pas les aliments en question. Une œuvre collaborative. Mais quoi de nouveau en art plastique à faire participer le public ?  Piero Manzoni, en 1960, avait déjà proposé dans une galerie de Milan une expérience analogue : faire manger des œufs durs aux visiteurs sur lesquels l'empreinte de son pouce figurait. Mais l'expérience proposée par Celsian Langlois devient stimulante après, parce que la collaboration peut se poursuivre.

Il s'agit pour le visiteur de se saisir d'un stéthoscope. Ils sont neuf regroupés en trois zones sur les murs blancs. On peut alors s'ausculter en écoutant les bruits provoqués par sa propre digestion. On peut même, s'ils se prêtent au jeu, écouter les bruits corporels des autres visiteurs. Nous sommes dans le domaine de l'infra-audible, ce qui échappe presque à nos sens, tant la digestion peut paraître banale. Elle fait œuvre au moment où le visiteur décide, dans ce lieu, de faire le geste. Celui de l'écoute, d'une écoute intime de soi, de ses organes et de leur fonctionnement. On sait que nommer les choses les fait déjà exister, leur donne une réalité. Écouter le fonctionnement organique humain entre dans ce cadre-là. Je ne suis alors plus seulement qu'une personne qui déambule dans une salle d'exposition. Je suis un peu plus. On dirait aujourd'hui comme une réalité augmentée mais augmentée par ignorance ou oubli de soi.

Quand Sara Bichão nous livre une vision de son vécu-ressenti dans son studio au troisième étage du M.A.C. de Lyon pendant onze jours, Celsian Langlois nous propose, lui, une version non plus visuelle mais sonore de son passage en résidence. Il travaille non pas sur les traces visuelles mais sur les traces auditives. C'est que l'installation est minimaliste : des murs blancs qui font œuvre et questionnent par la présence desdits stéthoscopes. Chez lui les murs ont des oreilles. Oh pas les grandes ! Attention, pas celles des Renseignements généraux ! Non celles du quotidien. Il faut prendre le temps de se placer dans le coin opposé de l'entrée. À cet endroit (pour pallier un problème technique) un petit micro a été dégagé afin de mieux pouvoir entendre les sons. Le plasticien  travaille sur l'idée de mémoire des sons comme si les murs pouvaient être des réceptacles particuliers de ces traces de vie. Alors il faut longer les trois murs blancs, là où sont fixés les stéthoscopes, longer jusqu'à presque frotter ces murs et écouter ce qu'ils ont à nous dire. Et ils en disent des choses. L’œuvre est le mur, plutôt les entrailles du mur. Des cliquetis, c'est léger, on ne sait si on se trouve dans une cuisine ou dans une autre pièce, des chuchotements, et puis, parfois, c'est plus fort, une voix porte plus haut, c'est court et ça reprend de plus belle dans les murmures. Et on se dit qu'il s'en passe vraiment. Et pas forcément les grands discours préparés mais les paroles anodines, celles de tous les jours, le très banal. Celsian Langlois récupère alors, au même titre que certains courants artistiques ont pu valoriser les objets du quotidien délaissés comme dans l'Arte Povera, jusqu'à considérer les rebuts comme faisant œuvre, Celsian Langlois, lui, investit les sons. Il y est forcément sensible de par son parcours professionnel, en intégrant l'E.N.S. Louis-Lumière de Saint-Denis en option son. Une chute d'objets à terre, les menus bruits de cuisine, de déplacements d'objets, un étouffement de rire, un mot incongru, un peu les ratés du langage, de nos gestes, l'en-dessous du discours, le bancal de nos postures. Ce qui nous échappe et fuit.

Cette attention portée aux sons, nous qui en sommes si environnés à en devenir sourds par excès, depuis la world music subie des galeries marchandes jusqu'aux musiques cette foi-ci sélectionnées des playlists de nos smartphones, prend ici une dimension particulière. Il ajoute une épaisseur, des surépaisseurs devrais-je dire, une strate sonore aux autres, grâce à celles amenées par les autres artistes. Il y a une mise en abîme des sons et une belle en plus ! Toujours dans ce coin, et quand la salle se vide de ses visiteurs, des bruits de pas, de paroles oubliées, se détachent bien mieux les sons du quotidien captés par les murs de Celsian Langlois, nous l'oreille au mur, et puis c'est au tour de la discussion du garçon et de la fille de Lou Masduraud et d'Antoine Bellini de se rendre audible. Une discussion comme une complainte entre résignation et espoir. Et puis encore plus loin dans le temps, et dans l'exposition, les notes de musique égrenées par le piano de Chopin dans une Nocturne. Cette superposition de trois strates sonores, la lointaine pour la première salle de l'exposition, celle de Chourouk Hriech, la contemporaine pour le binôme Lou Masduraud et Antoine Bellini et l'immémorielle pour Celsian Langlois, nous amène à réfléchir sur tous ces sons. Surtout aux sons perdus, autant évocateurs que les objets du visuel. L'artiste nous ramène à nos défaillances organiques, notre difficulté à nous représenter le monde autrement que par la vision et nous suggère que d'autres traces sont possibles, d'autres histoires aussi, avec tout ce qui se dit dans une cuisine et dans les autres pièces. Au final, une histoire de l'oublié de nos vies.

Il file la métaphore jusqu'à enregistrer les bruits entourant le trajet d'une lettre, celle qu'il a écrite à l'artiste en résidence qui lui succèdera, Hannelore Van Dijck. Nous entrons dans une pièce toute noire attenante à son installation. Quatre enceintes diffusent des crissements, des éraillements, c'est métallique, et des voix d'hommes aussi. On peut porter son oreille aux enceintes et faire le tour, c'est un petit espace. C'est la transposition sonore du trajet de cette lettre par voie ferroviaire ou aérienne.

À trois pas de l'ouverture, à l'intérieur, en enfilade, des intimités se déploient sous nos yeux, le plan de travail de Celsian Langlois avec sa vision auditive de nos vies et les traces visuelles de Sara Bichão sur les murs, sa combinaison de travail blanche et son ombre portée au sol. Les deux nous font entrer dans leur intimité. Par notre position sur un seuil, de notre position de regardeur, depuis ce cube noir, nous ne sommes pas loin des tableaux flamands du XVIIème siècle. Avec toutes leurs diverses huisseries, fenêtres, portes mais aussi arrière-cours, loin du tumulte de la rue pourtant si proche et tout se calme d'un seul coup quand on entre avec cette vision des choses et des hommes à leur quotidien, pris à leur insu dans l'intimité d'un intérieur. Des histoires d'alcôves. On tend à se rapprocher de l'école de Delft. De ces femmes, écrivant, jouant du luth, lisant dans une relative quiétude. On pense à Johannes Vermeer. Alors plus proches nous sommes de cette femme, une Jeune femme lisant une lettre face à une fenêtre... à condition de savoir écouter.

Crédit photographique : Vue de l’exposition Storytelling au MAC Lyon. Œuvres de Celsian Langlois Photo Blaise Adilon

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