The Mumbai Murders - Blaq Out
Publié par Stéphane Charrière - 2 juillet 2019
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Nous avions raté, en novembre 2018, la sortie en salles, discrète il est vrai, du film d’Anurag Kashyap intitulé The Mumbai Murders. Nous le regrettions vivement car c’est peu dire que nous avions été enthousiasmés par Gangs of Wasseypur (2012) ou Ugly (2013). Nous avions été d'emblée séduits par Gangs of Wasseypur car le film constituait une sorte d'antithèse aux idées reçues et aux a priori sur le cinéma indien. Loin des envolées musicales bariolées comme sait en produire Bollywood, Gangs of Wasseypur (idem pour Ugly) se positionnait plutôt comme une transfiguration du cinéma indien par l'introduction dans le récit d'éléments propres au cinéma de genre occidental.
Grâce à Blaq Out (également éditeur de Gangs of Wasseypur et de Ugly), la sortie DVD de The Mumbai Murders (titré par ailleurs Raman Raghav 2.0 ou Psycho Raman) nous offre une session de rattrapage et la possibilité d’observer, toujours avec autant d’envie, le travail de ce cinéaste qui cultive sa différence avec les normes filmiques de son pays.
La genèse du film est singulière et mérite que l’on s’y attarde quelque peu. À l’origine, il y a une histoire vraie. Celle de Raman Raghav, un tueur en série qui a écumé les banlieues de Bombay dans les années 1960. On lui impute la responsabilité d’une trentaine de meurtres (il a reconnu en avoir commis 35) mais certaines sources policières estiment qu’il en aurait, en réalité, perpétré plus de 40.
Kashyap intéressé, on l’aura compris si on a vu Gangs of Wasseypur, par la violence inhérente à la société indienne et à ses liens avec l’histoire de l’Inde, a d’abord pensé son film sous l’angle d’une possible reconstitution historique. Devant les difficultés financières qui se profilaient à l’horizon d’un projet aussi ambitieux, Kashyap a transformé son film. The Mumbai Murders s’écrit donc au présent et le paysage du film est celui de l’Inde contemporaine. Ce parti pris amplifie la portée des actes perpétrés et ajoute à la stupéfaction qui s’empare du spectateur occidental.
D’autant qu’Anurag Kashyap joue avec les codes du Film Criminel tels que nous les connaissons en Occident. À ce titre, le cinéaste ne cache rien de son admiration pour des cinéastes occidentaux qui ont excellé dans ce domaine (Hitchcock, Lang, etc.). Repousser les limites d’un genre permet en général de s’affranchir de contraintes liées à la logique de celui-ci ou d’interpoler les problématiques afin de produire une réflexion sur les réalités d’un pays ou d’une région du monde.
C’est ce que nous propose Kashyap avec The Mumbai Murders. Il reprend à son compte l’idée que le criminel et celui qui le traque ne sont généralement que les faces opposées d’une même médaille. Le cinéaste pousse dans ses retranchements le principe de base. Pour cela, il dédouble la figure originelle de Raman Raghav, le véritable tueur en série. Celle-ci se scinde en deux entités en apparence distinctes : l’une est résolument criminelle, le personnage de Ramana, et l’autre est, à l'évidence, du côté de la loi, le flic nommé Raghavan. Ce qui est passionnant c'est que, finalement, ces figures ne cessent de s’interpoler, de se compléter, de se prolonger. La démarcation de certains traits de caractères empruntés au criminel qu’était Raman Raghav transforme The Mumbai Murders en un film qui s’affirme comme une étude sur la condition humaine. Rien de bien novateur. Mais nous sommes en Inde et, soudain, la cinématographie locale se trouve une nouvelle voix pour nous signifier que, là-bas, tout n’est pas qu’affaire de riches séducteurs aux allures princières ou de comédies musicales. L’Inde, derrière ses paravents spirituels, produit aussi son lot de monstruosités.
Le film se divise en chapitres qui permettent au cinéaste de ne pas respecter une forme de chronologie narrative des faits. S'il s'agit là d'un principe éculé de nos jours, il s'adapte parfaitement aux intentions de Kashyap. La déconstruction temporelle des événements abolit ce qui distingue le Passé du Présent. Ainsi, The Mumbai murders joue de son atemporalité pour superposer le réel et la fiction afin de supprimer l'espace-temps qui sépare le tueur des années 60 des personnages de la fiction des année 2010. Sans jamais tomber dans le démonstratif, Kashyap insiste sur la pérennité des intentions et motivations criminelles qui traversent les âges et demeurent, selon lui, toujours vivaces dans la société indienne contemporaine.
"Ceux qui ne peuvent se souvenir du Passé sont condamner à le répéter", célèbre phrase écrite par George Santayana dans Vie de raison, s'accommode parfaitement des tournures narratives et formelles utilisées par Anurag Kashyap tout en traduisant l'omniprésence des forces de l’inéluctable qui gouvernent la destinée de chaque personnage. De manière similaire, l'impossibilité pour l'individu d'échapper à sa condition ou à son destin ne dissimule rien d'un schéma que n'aurait pas renié Shakespeare. L'attitude de Ramana, même s'il est de sexe masculin, lui conférerait presque des qualités propres à Lady Mc Beth. Si un rapprochement peut se faire entre ces modèles culturels dissemblables, c'est parce que ces particularités universelles habitent l'inconscient des personnages et semblent les instruire d'une philosophie qu'ils ingèrent sans jamais avoir cherché à la comprendre.
Les personnages de Kashyap sont réduits à l'état de rouages. Ils participent d'une mécanique trop abstraite pour qu'ils puissent en deviner ne serait-ce que l'existence. Le dispositif en question est lié à l'histoire en marche d'un pays, l'Inde. Les personnages ne le savent pas mais ils s'inscrivent dans une dynamique contre laquelle ils ne peuvent pas lutter et de laquelle ils ne peuvent pas s'extraire. Ainsi, les personnages de Kashyap font partie d'une composition globale qui tend à portraiturer l'Inde d'aujourd'hui, celle d'hier mais aussi, sans aucun doute possible, celle de demain.
L'image DVD de The Mumbai Murders est absolument irréprochable.
En supplément, nous trouvons uniquement un très court entretien avec Anurag Kashyap qui s'exprime rapidement (à peine plus de 3 minutes) sur ses intentions premières et les problématiques principales de son cinéma.
Crédit photographique : © Stray Dogs Distribution
Suppléments :
Entretien avec Anurag Kashyap